mardi 5 décembre 2017

Le jugement divin


Quel(le) que soit notre sexe, âge, milieu social, profession ou lieu de résidence, nous sommes en permanence soumis au jugement de la société. Malgré la chance inouïe que nous avons de vivre en démocratie, et non sous une dictature au sein de laquelle aucune tête ne doit dépasser, la société possède des cadres, des chemins de vie normatifs. Il ne peut en être autrement puisqu'elle se définit justement par l'établissement de ces normes : "milieu humain dans lequel quelqu'un vit, caractérisé par ses institutions, ses lois, ses règles". Cette définition laisse déjà entrevoir le conflit fondamental de chacun, à savoir l'évolution d'un individu à l'intérieur d'un milieu policé.

Personne ne peut prétendre rester et être toujours resté dans les clous. Il arrive inévitablement un moment dans la vie de chacun où vous sortez des normes. Prenons quelques exemples :

Mariée, deux enfants, petit pavillon agréable en région parisienne, une voiture, un chien, un mari cadre supérieur. Quand suite à une rupture à l'amiable avec son employeur-exploiteur, elle décide d'entamer une formation en vue d'une reconversion professionnelle, la société s'en étonne. Pourquoi reste-t-elle si longtemps au chômage ? Pourquoi glande-t-elle à la maison toute la journée pendant que son mari travaille ? Car même si l'ensemble de sa vie était bien dans les clous, il est arrivé un moment où le train a déraillé et la société française n'accepte pas tout à fait une telle situation. Une femme doit travailler, doit être indépendante et ne surtout pas rester au foyer. Ma mère étant dans ce cas, je connais très bien ce jugement sans appel. L'idéal de la femme au travail est sensé accoucher d'une femme plus libérée que la femme au foyer, mais finalement, l'injonction a simplement été déplacée d'un lieu à un autre. Cependant, cela ne doit en aucun cas faire l'objet d'une exclusivité. La femme doit aussi procréer. Qu'elle travaille, c'est une obligation tacite. Qu'elle ne fasse que travailler, c'est une condamnation tacite. Une femme sans enfant est forcément dans cette situation parce qu'elle veut se consacrer à sa carrière. Sacrilège ! Carriériste ! Un homme qui a procréé et ne voit ses enfants que rarement pour cause de dents qui rayent le parquet bénéficiera d'une plus grande mansuétude. En d'autres termes : la femme doit vouloir (et c'est effectivement le cas chez la majorité des Françaises) le beurre et l'argent du beurre. Face à la difficulté pratique, organisationnelle, voire nerveuse engendrée par cette double injonction (tout en gardant à l'esprit la nécessité économique comme cause historique et principale de l'activité des femmes), on est en droit de se demander si elles n'ont pas la vie plus dure alors même qu'elles ont atteint une forme d'indépendance financière.

Ingénieur en informatique parisien de 38 ans, célibataire, sans enfant, habitant dans un petit studio. Sa réussite professionnelle a beau être difficilement contestable, notamment parce qu'elle s'accompagne d'un bon salaire et d'un certain bien-être au travail, la société considère irrémédiablement ce type comme un raté. Un vieux garçon. Son appartement est mal tenu, comme celui de tous les hommes célibataires. La société amasse et ressasse les préjugés sexistes sans modération et ne voit pas pourquoi ils épargneraient les hommes. Le jeune homme n'a pas d'enfant, n'a pas de femme, il est indubitablement malheureux comme une pierre. Seul et pathétique. L'idée que la vie de célibataire puisse offrir des joies et plaisirs différents et non moins métaphysiques que ceux du père de famille échappe au jugement de la société. Bref, elle a tranché : c'est un pauvre type.

Jeune femme de 29 ans, trois enfants, sans emploi, un mari ouvrier, une maison dans le Nord. Un cas social. Un accent chti insupportable. Des fautes de syntaxe et de conjugaison à l'oral. N'imaginons même pas le niveau à l'écrit. Trois mômes à moins de trente ans : une pondeuse qui vit sur les aides sociales. Le mari est forcément encore plus bête qu'elle, alcoolique, cela ne fait aucun doute. Que cette famille puisse être parfaitement équilibrée et relativement "heureuse", certainement bien plus que n'importe quelle famille riche du bassin parisien au niveau d'attente et donc de déception plus élevée, la société ne peut l'imaginer. Le confort matériel est un critère important pour celle-ci, au même titre que le fait de se confort-er à un idéal de vie, une fois de plus. Mais pour en revenir à notre jeune nordiste : on ne commence pas la reproduction avant la fin de la vingtaine. On fait d'abord des études, quitte à ce qu'elles soient inutiles, mais on doit en faire. Bref. Le jugement est tombé : ce sont des ploucs électeurs du FN à fuir pour mieux les mépriser.

PDG d'une société de taille moyenne, grand pavillon dans une banlieue chic des Hauts-de-Seine, 42 ans, divorcé, deux enfants. L'horrible bobo parisien, le mal absolu pour toute une frange de la population. Car une déviation du sens initial (bourgeois+bohème) a amené bien des gens à ne garder que "bourgeois" dans leur jugement. Il est sans doute haï par la famille évoquée plus haut car contrairement à elle, il n'a aucune raison de s'opposer à l'immigration puisqu'il en bénéficie dans son entreprise, ni de s'opposer au système puisqu'il en bénéficie dans son entreprise. Telle est la nouvelle définition du bobo. De gauche, de droite. Bohême, pas bohème. Bouffeur de quinoa, bouffeur de côtes de bœuf. On s'en fout. C'est un "bobo de merde" avec sa petite vie parfaite qui ne comprend rien à la "vraie vie" et ne connaît pas de "vrais gens". Le jugement est tombé : il concentre toute la frustration des classes populaires "qui souffrent" et en devient donc haïssable. 

La société a ses normes. Au sein de la société française résident de multiples sous-sociétés avec leurs propres systèmes de lecture sans appel. Alors que le peuple craignait le jugement divin sous l'Ancien Régime, les individus d'aujourd'hui sont en permanence soumis à un jugement aussi sévère et péremptoire que le jugement de Dieu. Disons qu'il en a toute les caractéristiques sans pouvoir être appelé ainsi. La société est notre Dieu actuel, cachée, pernicieuse, mais tout aussi toxique pour l'individu. Celui-ci se soumet : il fête Noel alors que ce folklore américanisé le stresse plus qu'autre chose, il juge sans relâche ses contemporains sans réfléchir aux critères expliquant ses verdicts, et enfin il s'enchaîne à ses origines. Plus que jamais. Les origines sont le contraire même de l'individu. Elles sont puissantes et constituent la base de bien des jugements. Résidant moi-même à l'étranger, je suis malheureusement très bien placée pour le savoir. Vos propos et comportements sont jugés à travers le prisme de l'idée que se font les autres de vos origines. Votre individualité est donc bien trop souvent niée. Quel ennui. Quelle privation terrible de liberté. Le déterminisme...L'horreur. J'aurais pu faire entrer les origines dans mes exemples de personnages types jugés négativement par la société, mais je voulais avant tout montrer que MÊME en dehors de ce critère, le jugement est dur et injuste. Alors imaginez AVEC. Je pense que le jugement social et la négation de l'individu sont renforcés par la place que prennent aujourd'hui les origines dans les mentalités. D'où vous venez, votre religion, votre sang !

Le plus choquant dans cette histoire de société toute puissante et aliénante demeure le contexte objectif dans lequel elle se joue : démocratie, économie libérale, sensée lutter plus que jamais contre l'obscurantisme. Le jugement social ne peut être apparenté à un quelconque obscurantisme, ce serait trop...noircir...le tableau, mais l'esprit des Lumières était avant tout une célébration du libre arbitre et donc de l'individualisme contre le dogme. Alors pourquoi revenir en arrière et remplacer un dogme par un autre, plus tacite ? C'est le propre d'une société dira-t-on, mais tout de même...L'affranchissement et le questionnement de ses propres jugements est à la portée de chacun ! La tolérance ne s'acquiert pas par les études supérieures, et la pulsion de liberté vit en chacun de nous. Pourquoi la réprimer sans cesse ?

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