vendredi 3 août 2018

Le mardi soir


En 2016, je me suis envolé pour la Corée par hasard. Cela faisait des années que je voulais découvrir l’Asie, et puis un jour, l’occasion s’est présentée grâce à des amis peu adeptes de la procrastination, contrairement à moi. Nous sommes avons visité le pays en juillet, au beau milieu d’une chaleur humide insoutenable pour les Européens. Mais l’exotisme et la nourriture valent toujours le coup de transpirer abondamment. J’ai adoré. Je suis dingue de ce pays et même l’immensité polluée de Séoul m’a conquis. Comme c’est souvent le cas dans l’attachement des hommes à un pays, les filles y sont pour quelque chose. Tellement mignonnes, bienveillantes et curieuses dès qu’un Occidental se présente à elles.

J’ai eu du mal à chasser la Corée de mes pensées une fois ma routine reprise à Hambourg, la ville où j’habite depuis que j’ai quitté Grenoble il y a quelques années. Voyageur et expatrié, toutes les conditions sont réunies pour que vous m’imaginiez en jeune baroudeur avide de découverte de nombreux pays. Et bien pas tant que ça. Je n’ai jamais fait de tour du monde et comme je vous l’ai dit, mon premier voyage en Asie remonte à deux ans seulement. Il a même été ma première aventure hors du continent européen.

J’imagine que le dépaysement est la principale cause de mon amour porté à cette contrée lointaine, celle qui chapeaute toutes les autres. Mais peu importe, finalement. Ce qui compte, ce sont les faits. Les voici : physiquement au travail, avec mes collègues, mes amis et mes collocs le weekend, j’étais mentalement en Corée. La première semaine, je pensais que tout cela n’allait pas durer et que mon investissement dans le quotidien reprendra le dessus à mesure que les souvenirs s’estomperont. Que nenni ! Je regardais mes photos tous les jours dans le métro, et environ un mois après la fin de ces vacances incroyables, j’ai commencé à apprendre le coréen. Quel pied ! Moi qui aie toujours aimé le défi que représente l’apprentissage des langues, j’étais servi. Et puis ça fait toujours du bien de faire marcher un peu son cerveau quand les études sont loin derrière et que la vie de bureau devient d’un ennui parfois abyssal. Je suis développeur informatique pour une grande entreprise d’import-export depuis deux ans et croyez-moi, mes facultés intellectuelles se sont ramollies au rythme de la vie professionnelle parsemée de journées en home office guère plus palpitantes.

Alors j’y ai pris goût. Je me suis juré de ne pas abandonner. L’apprentissage d’une nouvelle langue à l’âge adulte peut s’apparenter à la pratique d’un nouveau sport : on s’excite au début, on en fait des tonnes, et puis à force d’avoir trop donné, on finit par se lasser au premier obstacle majeur. Pour être certain de garder le cap et de travailler mon oral, j’ai rejoint un groupe Facebook « Tandempartnersuche in Hamburg » et posté une annonce en vue d’un tandem allemand (ou français)-coréen. Par souci d’allier l’utile à l’agréable, j’ai ignoré les quelques réponses et messages privés envoyés par des hommes. Puis j’ai sélectionné la plus jolie : Jae-Hwa. Nous avons brièvement échangé sur Facebook Messenger et, tombés d’accord sur l’objectif du tandem – quoi que…elle ignorait sans doute mes intentions cachées -, nous avons convenu de nous retrouver pendant une heure et demi, tous les samedis après-midi, au Starbucks de Jungfernstieg. Malheureusement, comme c’est souvent le cas avec les filles, à l’ère de Tinder, de la superficialité et du paraître « débordé », elle n’est pas venue. Rien de grave en soi, si ce n’est qu’elle m’a prévenu le matin même. Et vous savez quoi ? Jae-Hwa signifie « respect et beauté » en coréen. Pour le premier mot, on repassera. Pour le deuxième, Photoshop ne corrige que les images. Il ne peut rien contre la laideur des caractères.

Je reconnais avoir été quelque peu démoralisé par cette mini-trahison, sans toutefois m’être laissé abattre. J’ai donc reposté mon annonce et au bout de quelques semaines, la charmante Hyun-Ae a mordu à l’hameçon. Dès le premier message, j’ai compris qu’il allait y avoir du boulot ! Elle avait du mal à aligner plus de trois mots en allemand sans faire des fautes de grammaire ou d’orthographe. Parfait. Je lui serai d’autant plus indispensable. Le rendez-vous a été pris sans délai, Hyun-Ae était d’autant plus motivée et pressée qu’à l’époque, elle n’habitait en Allemagne que depuis quatre mois. Déjà très occupée pendant le week-end, elle a proposé le mardi soir à 17h30 au Friends & Coffee, près de l’Hôtel de Ville.

En bon Français, j’étais en retard et elle m’attendait déjà au premier étage, sirotant un verre de Bionade orange. Quand elle a levé les yeux pour répondre à ma salutation, j’ai immédiatement revu Séoul dans son immense sourire asiatique. On ne va pas sortir les violons et parler de coup de foudre, mais j’ai senti que j’allais vite progresser en coréen. La conversation a vite pris. Je ne suis pas timide pour un sous et Hyun-Ae sait mettre à l’aise avec son sourire permanent, son petit rire d’enfant poli et ses maladresses grammaticales. C’était un vrai plaisir de l’écouter se présenter en allemand, de la corriger patiemment et de la voir si déterminée à apprendre. La rigueur, le zèle asiatique. Puis mon tour est arrivé et une pluie de compliments s’est abattue sur moi « Oh mais tu parles tellement bien ! » « Où est-ce que tu as appris à parler comme ça ? » « Mais je suis ridicule par rapport à ton niveau ». Quel rayon de soleil. Je n’ai pas vu nos trois heures trente passer et les serveuses antipathiques – encore des grosses Allemandes en friche – ont quasiment dû nous mettre dehors à la fermeture du café. Lorsque, après l’avoir quitté, j’ai enjambé ma monture à deux roues, le vent hanséatique glacial de novembre soufflait comme une brise d’été sur mes joues enflammées d’homme sous le charme. Je devais avoir l’air idiot avec mon air de ravi de la crèche. L’ennui professionnel m’est totalement passé au-dessus de la tête jusqu’au vendredi et la douce Hyun-Ae n’a pas quitté mes pensées pendant mon weekend constitué en priorité de soirées hautement alcoolisées. Le mardi était devenu mon jour préféré. Qui peut se vanter d’un tel privilège ? Le soulagement du vendredi et l’ivresse du samedi sont devenus bien fades depuis que mon tandem existe.

Mais rien n’étant jamais parfait et sentant que je vous fatigue avec mon étalage de midinette, il faut que je vous raconte une petite ombre au tableau. C’est elle qui a choisi le lieu ; il est bien situé et c’est le principal. Il est toutefois bruyant et accueille tous les mardis une sorte de club d’écriture pour Français. Enfin pour Françaises, soyons  précis. Elles ne sont pas débiles comme la plupart des groupes de filles, mais je sens bien qu’elles nous observent et même si je n’entends pas tout ce qu’elles se disent, je ne suis pas dupe. Elles se moquent un peu de nous et, meilleures observatrices qu’écrivains, voient bien que je drague ma partenaire linguistique. Qu’elles ne me cassent pas mon coup, ces mégères ! Quitter la France pour voir des compatriotes déstabiliser mes tentatives de séduction intercontinentale, ce serait un comble.

Peu importe. C’est un détail insignifiant que je vous ai relaté dans le seul but de changer un peu de disque pour ne pas verser dans la mièvrerie absolue. Hyun-Ae, « pleine de sagesse » en coréen. Et mon Dieu qu’elle l’est. Persévérante, appliquée et attentive. Méritante avant tout, car débarquer de Corée pour s’installer en Allemagne sans connaissances préalables de la langue est un acte admirable. Je l’adore. Elle a la politesse de rire à mes petites blagues, ce que les Européennes castratrices – pléonasmes – refusent toujours de faire. À quoi sert une femme si ce n’est à mettre en valeur son partenaire masculin ? Qu’elles ne viennent pas se plaindre d’être seules, ces pestes occidentales. Heureusement que Hyun-Ae me donne une bouffée d’oxygène dans ce monde si malveillant pour les hommes. Un sourire presque greffé sur le visage, des petites remarques effrontées mais tellement irrésistibles, comme ses moqueries à chaque fois que je couvre mon crâne de mon foulard têtes de mort avant de partir. Je sais bien qu’il me faudra prendre mon temps et redoubler de patience avant qu’elle ne m’autorise à sortir avec elle, mais c’est justement ce qui me plaît chez les Coréennes. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Vous savez quel jour on est ? Lundi. Il est 15h30 et je préfère vous parler de Hyun-Ae plutôt que de travailler. Comme tous les lundis depuis déjà six mois, je ne pense qu’au lendemain.