lundi 19 novembre 2018

Deux frères

Le chef de famille officiel
Dès son troisième mois de grossesse, ma femme fut persuadée que notre deuxième enfant serait une fille. Le présumé instinct maternel nous trompa puisque un joli garçon sortit de son ventre. Je ne peux nier, au-delà de la situation actuelle, que la nouvelle me déçut quelque peu. Mais contrairement à ses parents qui rêvaient du choix du roi, notre premier fils, du haut de ses deux petites années, voulait coûte que coûte un petit frère. À son arrivée dans la maison familiale, Xavier reçut un très bon accueil de la part de son aîné : celui-ci dépassa son premier sentiment de jalousie après avoir compris qu’il avait gagné un camarade de jeu inférieur. Très vite, deux caractères diamétralement opposés s’affirmaient. Antoine développait naturellement cette sagesse de l’aîné, celle du premier arrivé qui obéit à ses parents et intériorise son rôle de modèle. Face à lui, Xavier montrait un esprit rebelle et fantasque. Peut-être ma femme le couvait-elle trop à cause de sa santé fragile. Plus chétif, mais aussi plus extraverti que son grand frère, il devint très jeune le petit protégé de ma femme. Je la confrontais de temps en temps à ce sujet et même si elle s’en défendait avec une grande hypocrisie, je voyais bien sa tendresse particulière pour Xavier. Elle retrouvait en lui le charme teinté d’impétuosité de ses ancêtres arméniens. Il était très doué pour amuser la galerie et nous causer du souci avec son comportement dissipé au collège. Tandis qu’Antoine n’était qu’ordre, sérénité et intelligence discrète, Xavier était bruit, fureur et charme effronté. Le premier se dirigea tout naturellement vers des études d’avocat, le type de cursus qui rend les parents fiers. Et nous l’étions. Je suis moi-même notaire, fils de magistrat et jamais je ne pus imaginer une autre voie que le droit ou pour mes enfants.

Disons que Xavier détrompa mes espoirs et n’eut pas tout à fait la même réussite scolaire que son frère. En plus de son agressivité envers ses camarades, il faisait preuve d’un désintérêt non dissimulé pour l’école. Pourtant il aimait lire, était curieux de tout, et même très intelligent. Mais au lieu de se soumettre aux contraintes scolaires pour trouver sa voie à travers elles, notre benjamin excentrique parlait dès le collège de devenir célèbre, tantôt comme écrivain, tantôt comme star des plateaux télé, l’un n’excluant pas l’autre. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ma femme ne balayait jamais ces enfantillages d’un revers de main d’adulte. Descendante de réfugiés arméniens, elle était non seulement habitée par cet instinct de mère orientale surprotectrice et fière de son fils quoi qu’il arrive, mais surtout elle n’avait jamais abandonné l’idée d’enfanter de grands hommes susceptibles de rendre à la France ce que celle-ci avait donné à ses ancêtres.

Alors plus les enfants grandissaient, plus ma femme avait du mal à cacher sa préférence pour Xavier. J’essayais de tempérer en imposant une certaine impartialité et droiture, mais la relation entre une mère et son fils est parfois impénétrable pour le père. Pour ceux qui croient à la psychanalyse, on peut parler de complexe d’Œdipe. Heureusement, Antoine se préoccupait peu de tout cela. Il gardait avec Xavier des rapports empreints de ce mélange classique de complicité fraternelle et de compétition virile. Il n’avait de toute façon pas grand intérêt à affronter sérieusement un adversaire aussi inférieur que son frère : premier de la classe, il était plus populaire au collège et faisait la fierté de son papa. Quant à Xavier, il restait lui aussi persuadé d’être le vainqueur : d’une supériorité intellectuelle le dispensant du moindre effort, il enchaînait par ailleurs les amoureuses. C’est donc tout naturellement et après avoir redoublé quelques classes qu’il quitta l’école à seize ans malgré nos vives protestations et même les pleurs de sa mère. Celle-ci avait beau penser que son fils adoré était trop bien pour le système scolaire, elle ne voulait pas le voir débouler dans le monde du travail sans formation. Xavier quant à lui ne parvenait pas à contenir son impatience et son obsession de la réussite et des filles. Et sa relation avec sa mère n’était pas étrangère au traitement qu’il leur réservait. Tandis qu’Antoine commença dès son entrée au lycée une relation amoureuse avec une charmante camarade de classe, je croisais chaque semaine mon enfant terrible dans les rues de notre petite ville de banlieue en compagnie d’une nouvelle demoiselle.

À dix-sept ans, il entra dans la vie active et ma femme réussit à me convaincre de lui payer un studio à Paris. Monsieur souhaitait prendre son indépendance et raccourcir son temps de trajet pour se rendre à son travail. Même si je montrai d’abord une certaine résistance de principe, je finis par accepter, incapable de refuser quoi que ce soit à mon épouse. Je fis donc jouer mon réseau pour lui trouver un studio très coquet dans un immeuble de standing du cinquième arrondissement. Le cœur de Paris : rien n’était assez bien pour notre futur grand Xavier. À cette époque, il venait d’entamer un nouveau travail de commercial en cartes téléphoniques. Avec sa gouaille et ses immenses facilités en communication, il pouvait vendre n’importe quoi à n’importe qui. Au bout de quelques mois, il commença donc à très bien gagner sa vie grâce aux primes. L’épanouissement et le confort matériel justifiaient ses efforts du début, sans parler du prestige de la réussite sociale aux yeux de son obsession grandissante : les filles. Mais il faisait tout cela « en attendant l’inévitable succès » et trouva bien vite que le travail, chose somme toute nouvelle pour lui, était une occupation trop contraignante. Il nous déclara un jour détester les contraintes car elles bridaient sa créativité. Alors il démissionna au bout de onze mois pour se consacrer à l’écriture. Bien évidemment, nous ne savions rien de ce changement avant qu’il ne nous réclame de l’argent. Il finit par avouer à sa mère qu’il était en fin de droits.
Les choses dégénérèrent rapidement en crise familiale. Ma femme en voulut à son fils adoré de ne rien lui avoir dit et surtout de faire partie des nécessiteux : les bénéficiaires du RSA. Il était trop bien pour cela. Il salissait ses ancêtres arméniens qui ont transformé leur pauvreté d’exilés en richesse grâce à leur travail acharné. A ses yeux, ce fils était indigne de la famille et elle le lui fit rapidement sentir. Chacune de ses visites à la maison donnait lieu à des interrogations de plus en plus insistantes sur sa situation professionnelle.
« Mais mon cœur, tu es doué, pourquoi tu ne retrouves pas un bon travail ?
-          Je te l’ai déjà dit, maman ! J’ai besoin de temps. J’écris une pièce de théâtre et suis sur un projet de programme court pour la télévision. Je ne peux pas me permettre de tout parasiter avec un travail alimentaire. »

Et la plupart du temps, la conversation s’arrêtait là. Ma femme voyait bien qu’il s’enfermait dans cette croyance en un succès imminent. Plus le temps passait, plus les visites se faisaient rares, et finalement plus personne n’osa aborder le sujet par peur de faire monter la tension. Pour ma part, je le reconnais aujourd’hui : je ressentais un irrépressible mépris pour Xavier et crains même qu’il perçut certains de mes regards empreints de reproches. Mais il ignorait très certainement que j’étais le principal objet de ces reproches qui me hantent encore maintenant. Qu’ai-je raté ? Pourquoi n’est-il pas raisonnable et travailleur comme son frère ? Ai-je trop gâté mes fils ? Je chassais toujours de mon esprit l’évidence : j’étais trop fier de mon aîné. Tandis que mon épouse retrouvait en Xavier son propre caractère fantasque, j’admirais ma propre rigueur dans la personnalité d’Antoine.

Vers l’âge de vingt-et-un ans, ce dernier émit le souhait de quitter la maison pour s’installer avec Candice, son amour de lycée. Même si comme tous les parents, nous n’étions pas prêts à nous retrouver seuls, ma femme et moi n’avions pas le choix. Je parvins alors à dénicher pour les deux tourtereaux étudiants en droit un joli petit appartement dans le même immeuble que Xavier, deux étages plus haut.

Le fils modèle
À peine trois mois après notre emménagement à Paris, on décela chez papa un cancer du pancréas à un stade avancé. Le choc de l’annonce fût immense et j’éprouvai aussitôt une culpabilité qui depuis ne m’a plus quitté, comme un lien de causalité entre mon départ de la cellule familiale et la maladie foudroyante qui suivit. Dès qu’il comprit la mort imminente de papa, Xavier sombra dans une folie inextricable, ou plutôt sa folie se dévoila dans toute sa splendeur. Je l’ai toujours trouvé un peu excentrique, comme maman, mais il avait le mérite de me faire rire. Aujourd’hui, il me fait trop de peine. Pourtant je l’aimais bien mon petit frère, car même si j’avais parfois l’impression que maman le préférait, il était une véritable source de légèreté au milieu de toute cette pression exercée par papa. Or c’est comme si cette légèreté perdit son modèle d’opposition, et donc sa raison d’être, quand le père de famille disparut et emporta avec lui son exigence et sa gravité. C’est pourquoi Xavier passa presque mécaniquement de joyeux rêveur à mythomane pathologique et irresponsable. Cela dura une quinzaine d’années. Son appartement était un taudis. Il dépendait entièrement du RSA depuis que maman avait décidé de lui couper les vivres, espérant sans doute le ramener à la réalité par la force de la nécessité. Malheureusement, le contraire se produisit puisqu’il refusait de voir sa misère matérielle et s’enfonçait dans ses élucubrations.
Son four était en panne et comme ses nombreux impayés de loyers l’empêchaient de prévenir son propriétaire, il venait me rendre visite presque tous les jours pour faire cuire ses pizzas vegan surgelées, gracieusement offertes par ses amis. Chaque semaine, il fantasmait le point final d’une pièce de théâtre, d’un format TV ou encore d’une comédie musicale qu’il aurait écrit. Il n’arrêtait pas de dire « Je suis Arménien. Je vais me refaire. » Et quand je descendais pour lui indiquer que la cuisson de son plat était terminée – car il n’avait pas toujours un portable, ou ne répondait pas aux SMS - je le trouvais à chaque fois, sans exception, assis devant la page de sa messagerie AdopteUnMec. Je faisais en sorte de regarder l’écran derrière son dos pour lire ses messages. Ils se ressemblaient tous : adressés à des jeunes filles âgées de 18 à 22 ans, ils parlaient surtout d’elles. Mon frère avait toujours su comment s’y prendre avec l’autre sexe, qu’il considérait comme faible. Comme tous les Casanova cyniques, il montrait un intérêt sincère pour ses proies et se désintéressait d’elles tout aussi rapidement une fois la capture réussie. Le mépris, lui, était présent à toutes les étapes. En coureur de son époque, il faisait rarement allusion à une rencontre de visu dans ses messages. J’ai déjà constaté ce paradoxe chez bon nombre de mes amis célibataires parisiens. Tous sont inscrits sur Adopte, tous exploitent au maximum leur quota journalier de charmes autorisés et passent leurs journées à envoyer des messages via cette application, mais la plupart n’ont pas le courage – même s’ils invoquent le manque de temps ou « la flemme » - de rencontrer ces filles avec lesquelles ils aiment tant converser. Quant à Xavier, je me demandais d’où il sortait ses petites amies puisque visiblement, elles ne provenaient pas du fameux site de rencontre.

Je n’osais pas lui poser la question, encore moins lui faire part de mon avis, mais l’âge de ses petites amies fugaces était de toute évidence lié à son refus borné de la construction. La construction, sinon d’une carrière, d’un projet artistique. La construction, sinon d’une longue relation avec l’horizon d’une famille, d’un couple digne de ce nom. Je suis avec Candice depuis le lycée et même si  son obsession du contrôle et mon addiction au travail n’ont jamais facilité les choses, je sais à quel point les concessions et le recul sur soi-même sont importants pour faire durer un couple. Je sais également à quel point mon frère détestait – et déteste sans doute toujours - les notions de compromis et de stabilité. Il voulait bâtir une maison douillette et solide avec de la paille, accéder à la réussite et à l’argent en travaillant le moins possible, ne comptant que sur ses supposés qualités et talent. Je ne dis pas qu’il en était complètement dépourvu. Au contraire, je l’avais vu à l’œuvre au collège : certaines de ses rédactions étaient brillantes et des enseignants louaient ses prestations orales lors de réunions parents-professeurs auxquelles nous assistions tous les quatre. Des phrases comme « Il a des facilités, mais devrait les exploiter davantage par le travail » revenaient sans cesse, me faisant alors passer pour le timide besogneux et pas spécialement doué.

Malgré tout, je pense tenir ma revanche. Et heureusement que ma mère finit - mieux vaut tard que jamais - par ouvrir les yeux sur son petit dernier et cessa d’entretenir ses délires de paresseux. Candice et moi avons de l’ambition depuis toujours et faisons tout pour parvenir à sa hauteur, contrairement à Xavier qui la confondait avec sa fatigue naturelle et sa vacuité. Il ne travaillait vraiment qu’à séduire de petites étudiantes parisiennes à la fois privilégiées et intéressées. J’imagine qu’il n’en ramena aucune dans son taudis. Elles ne se seraient jamais dévêtues dans un tel décor : odeur permanente de tabac froid malgré la fenêtre ouverte, absence de papier toilette et de gel douche, taches sur le canapé-lit et la moquette, peinture écaillée des sanitaires, sans parler de la vaisselle entassée depuis des mois dans l’évier. Certains qualifieraient tout cela d’appartement de célibataire, mais c’était plutôt quatre murs et un toit pour un clochard. Il devait donc aller chez ces filles et leur inventer mille histoires sorties de son cerveau de mythomane pour qu’elles s’intéressent à lui autant qu’il avait l’air de s’intéresser à elles. Par ailleurs, une fille est toujours plus crédule et moins regardante à vingt qu’à trente ans. Pour Xavier, le désir de chair fraîche n’était donc pas l’unique cause de ce filtrage permanent sur AdopteUnMec. Avec leur libido de jeunes êtres encore en pleine découverte de leur sexualité, elles n’avaient pas spécialement le temps, ni l’envie, de vérifier toutes les données personnelles communiquées par un embobineur comme mon frère. Lorsque je descendais chez lui, je ne croisais donc que ses amis, toujours là pour le taquiner sur ses mensonges tout en remplissant son frigo. A l’occasion de quelques soirées dans des bars, je fis la connaissance de certaines de ses aventures, toutes plus charmantes et cultivées les unes que les autres. De vraies petites Parisiennes : toujours élégantes, toujours intéressées. Si elles avaient su avec qui elles couchaient...

Et puis je croisais aussi cette fille de temps en temps, Elise, une jolie trentenaire que Xavier avait toujours beaucoup appréciée. Elle habitait en Angleterre et venait deux à trois fois par an sur Paris. Si mon frère avait ajouté du travail à son âme d’artiste, c’est avec elle qu’il aurait pu être heureux. Mais puisqu’il restait enfermé dans ses élucubrations et son aigreur, il fermait lui-même les portes d’une telle créature. Celle-ci aurait pu le tirer vers le haut, car elle n’était ni vénale, ni méchante, mais d’un sarcasme sans pitié à l’égard du mensonge. Or elle était déjà bien trop mûre et professionnellement accomplie pour faire semblant de croire à la prétendue gloire imminente de mon frère. Son amitié pour lui ne reposait pas sur ce qu’il prétendait être, mais sur ses véritables qualités. Il la faisait rire, et c’est la raison pour laquelle elle passait toujours un après-midi et une soirée avec lui lors de ses passages dans la capitale. Quand je pense qu’il lui reprochait – comme à nous tous d’ailleurs – son manque de maturité. Elle paraissait si sérieuse et intelligente. Quel gâchis !


Skype à Elise
« Tu sais ce que tu es ? Une femme orgueilleuse et méprisante. Allez salut ! J’en ai marre que tu me rabaisses sans arrêt. Je construis mes relations dans le respect de l’autre et toi, tu te complais dans ton rôle de beauté froide et inaccessible. Tu sais Élise, tu me rappelles mon frère et sa copine parfois. Ils viennent d’avoir un gosse. Ma belle-sœur le prépare déjà à devenir un champion, un surhomme. Le gosse est né il y a sept mois et je ne l’ai toujours pas vu. Ils ont déménagé à Levallois. Et tu leur ressembles, mis à part le fait que tu ne veuilles pas d’enfants. D’ailleurs j’ai été surpris que tu ne veuilles pas d’enfants à plus de trente ans. En tant que femme, tu ne veux pas donner la vie car tu ne t’aimes pas. Tu ne veux surtout pas créer quelqu’un à ton image. »

 « Elise, tu n’es qu’une ado, une petite égoïste. Tu te rends compte que tu as déjà trente-et-un an ?? Et tu ne sors qu’avec des gamins avec des kilos de muscle et rien dans la tête pour être certaine de mieux les dominer. Des crétins, en somme. À chaque fois que je te vois, tu dis avoir un nouveau mec. Je n’aimerais vraiment pas faire leur connaissance. Ils doivent être aussi vides que toi. »

« Tu ne me réponds pas ? Forcément, tu n’as rien à dire. Allez ciao, Elise. Je n’ai pas d’énergie à perdre avec une petite fille comme toi. »
« Tu sais quoi Elise ? Va te faire foutre. Je pense que ta vie à l’étranger n’est qu’une fuite, et même des grandes vacances pour échapper à ton père. Il n’a jamais démontré d’amour à ton égard. Ou alors tu es sa petite préférée et tu crains de ne pas être digne de lui. Tu as vraiment un problème avec les hommes, Elise. Tu es une castratrice. Et tu es tellement superficielle : j’en sais bien plus sur les racailles que je branche sur Adopte en lisant leur profil que sur ta vie, depuis le temps que je te connais. »

« Je te signale qu’avant de partir de chez moi, tu as envoyé des charmes à des thons depuis mon PC. Je ne paie pas l’abonnement Adopte et n’ai droit qu’à cinq charmes par jour, que tu as gaspillés avec des vieilles de trente ans !  Contrairement à ce que tu racontes, je ne mens pas sur mon âge. Je mets l’âge que je fais et c’est tout à fait normal. »
« Quasimodo ? Tu me traites de Quasimodo ? Mais ma pauvre ! Heureusement que je ne sors qu’avec des femmes plus belles et intelligentes que toi, sinon je me tirerais une balle. Je fréquente uniquement des gens humainement enrichissants, ce qui n’est pas ton cas. Tu sais ma petite Elise, il n’y a pas que le physique dans la vie. Mais regarde-toi ! Tu es banale. Des yeux globuleux, un teint affreusement pâle et un corps tellement maigre, limite anorexique. Ça ne m’étonne pas puisque tu ne te nourris que de pâtes et autres plats atroces bourrés de gluten ! »

« Allez Elise. Je t’aime bien, tu sais. Si je te dis tout cela, c’est pour toi. Car tu es certes intelligente, mais vide et très narcissique. Les gamines comme toi imbues de leur personne ont besoin qu’on soit dur avec elles pour avancer. Moi je m’intéresse à l’humain. J’ai coaché Karim gratuitement il y a quelques semaines. Il en est ressorti meilleur. Tu sais qu’il est dans la religion maintenant ? Sans quoi il aurait sans doute violé une femme. Mon coaching lui a fait énormément de bien, comme à David. Il est très narcissique également. J’ai dû le coacher pour l’aider à lutter contre son égoïsme et sa superficialité. Tu devrais essayer toi aussi, car Dieu sait à quel point tu en as besoin. Et tu fais la femme moderne et indépendante, mais jamais aucun homme n’accepterait de travailler autant pour ce que tu gagnes. Ta vie à l’étranger n’est qu’une parenthèse pour échapper à ton papa. »

« Tu sais Élise, je sais ce que tu ressens. Ma mère est une vieille femme méchante, mais dans un travail sincère et empathique sur l’humain j’ai tenté de la comprendre. Elle est dans ses idées préconçues et s’y est encore plus enfermée depuis que mon père est mort. C’est une triste veuve en somme. »

« Élise, tu n’es qu’une personne creuse avec une intelligence émotionnelle proche de celle d’une huître. T’ai-je dis que je venais de terminer mon scénario ? Le film a toutes les chances de se faire. J’ai fait des rencontres intéressantes récemment et noué une belle amitié avec un artiste pour qui j’ai déjà écrit une centaine de chansons. Un bel avenir s’offre à lui et à sa sensibilité. Je le connais depuis à peine deux mois et j’ai construis une relation bien plus sincère avec lui qu’en plusieurs années avec toi, Élise. »

« Tu es immature, Elise. Une ado capricieuse et misandre, voilà ce que tu es. J’imagine que tu as déjà trouvé un nouveau mec depuis la dernière fois, avec des gros muscles et une personnalité inexistante pour céder à tous tes désirs. Notre amitié ne peut pas fonctionner : je ne suis pas le genre de personne que tu fréquentes et c’est pour ça que tu as besoin de me rabaisser. Tu sais Élise, je viens de terminer un scénario et une pièce de théâtre. Ça va se faire. Je suis un vrai artiste contrairement à toi. D’où tes moqueries pour cacher ta jalousie à mon égard. Je vais être célèbre Élise, et pas la peine de revenir vers moi quand le succès me sourira ! Je n’ai qu’une parole. Je suis un mec droit, mais comme tu n’en as jamais rencontré...Allez, adieu Élise, je te laisse à ta stagnation pendant que moi, j’avance. »

« Samir et Ahmed sont passés hier pour un dîner de ramadan. De vrais amis. Ils ont rempli mon frigo et nous avons passé une excellente soirée dans le partage, mis à part la copine moche que Jennifer avait ramené. Ça n’est pas toi qui m’achèterais à manger ! Ou alors des pizzas bourrées de gluten ! Ton cœur est sec, Élise. Je repensais à mon frère et sa copine et me disais que vous faisiez tous les trois partie de la même race. Sous couvert de prétendue réussite professionnelle, vous en profitez pour écraser les autres, les personnes authentiques et généreuses comme moi. Tandis que ma mère se fait de plus en plus vieille et aigrie, Antoine et Candice se disent que je vais crever avant cinquante ans parce que je bois et fume. Ils attendent de toucher le pactole pour mieux couvrir leur môme surdoué, mais je m’en fous de l’héritage et des gens comme vous. Vous n’avez pas le temps de partager, de vivre et de créer à cause de votre travail. Tu as fait des études, et alors ? Tu te bases sans doute là-dessus pour mépriser les autres. Mais toutes ces années passées à trimer ne servent à rien. Regarde, moi : j’ai arrêté l’école à seize ans parce que le système scolaire étouffait mon immense potentiel créatif, et pourtant je vais bientôt devenir riche. Je n’ai aucun problème à mettre dans mon lit toutes les filles ayant les plus belles fesses de leur salle de sport. Mon programme court pour la télévision va bientôt être accepté par France 3. Paris sera à mes pieds et, au sommet de la gloire, je repenserai à toi. Je me dirai que j’ai bien fait de ne pas m’accrocher, comme Antoine et toi, à ce que la société veut faire de ses sujets. Je me dirai que je n’aurais jamais réussi si je n’avais emprunté des chemins de traverse. »







dimanche 11 novembre 2018

Un QG au bord de l'Alster


Pourquoi n’aurait-on pas un QG à soi ? Le mien est ici : au bord de l’Alster, juste derrière le théâtre « Winterhuder Fährhaus ». La première fois, j’y suis allée pour des raisons pratiques. J’habite dans le coin et suis très feignante. Depuis, d’autres raisons pratiques m’ont poussée à l’élire quartier général de ma pomme. Le grand « Stadtpark » est envahi par des chiens en liberté et des barbecues quand le temps le permet. Comme je n’aime ni les chiens, ni l’odeur de la saucisse en plein après-midi, je lui ai préféré ce petit bout d’herbe au bord de l’eau. Enfin d’herbe…ce qu’il en reste, car la sécheresse exceptionnelle de cette année en plus du piétinement – le premier entraînant le second – ont transformé la pelouse verte en étendue jaune et abîmée à peine capable de recouvrir la terre.

Tous les weekends ou presque, c’est rendez-vous au QG. Un livre, une couverture pour se protéger du sol inconfortable, et bien sûr, mes écouteurs. Je me plonge d’ailleurs plus volontiers et longuement dans des vidéos-clips imaginaires – où les figurants qui m’entourent sont bien réels – que dans les romans apportés. Tout est propice à l’évasion, à laisser passer le temps sans ressentir le besoin de courir après, bercée par les différents quarts d’heure annoncés par le clocher de l’église St. Johannis. Il se cache modestement sur l’autre rive, derrière les feuillages, et s’il n’était pas là pour rappeler avec une telle obstination que les secondes, minutes et heures existent et s’écoulent, le parcours du soleil en face de moi suffirait à me l’indiquer. Plus vaguement certes, mais qu’importe. Seuls comptent les figurants  qui se succèdent à mon regard de réalisatrice du dimanche.

Pendant les journées les plus chaudes, des jeunes gens laissent exploser leur souffle vital en sautant du pont réservé aux cyclistes et piétons pour faire résonner leurs cris stridents dans l’air immobile et secouer l’eau froide de leur adrénaline. Entre les sauts, les bateaux de touristes, stand up paddles et canoës glissent devant ma caméra mentale, des groupes alcoolisés aux couples paisibles dont le chien se prélasse au milieu de ses maîtres en plein effort. Leurs ballades illustrent à merveille celles qui passent à travers mes oreilles, tandis que le brouhaha des cyclistes et bruits divers au-dessus de ma tête constitue un fond visuel acceptable pour un morceau des Hives, n’importe lequel.

Et puis il y a Alma. La star. Je n’aime toujours pas les chiens en général, mais il arrive que des chiens en particulier me fassent fondre. Et samedi dernier au QG, tout le monde était amoureux d’Alma. À peine arrivai-je sur la pelouse qu’elle quitta le couple assis sur des chaises pliantes au bord de l’eau pour m’accueillir. Des caresses, quelques tentatives délicieusement ratées de prendre dans sa gueule des branches trop lourdes pour elle, et la voici qui me quitte déjà pour un autre couple, à ma droite cette fois. Je compris alors que ce sublime épagneul nain continental n’appartenait même pas au couple de vieux jeunes avachis sur leurs chaises pliantes. Et non ! Alma allait avec tout le monde et sa maîtresse, la vraie, avait beau l’observer avec un sourire et l’appeler de temps en temps pour profiter de la peluche à son tour, elle continuait ses visites câlines et joueuses d’étranger en étranger, avec une nette préférence pour les couples. Un excellent moyen de doubler les caresses.

Les admirateurs s’accumulaient en cette douce après-midi d’automne. Une mère et sa fille se mirent à questionner la jeune étudiante sur les nom, sexe et maternités passées ou futures d’Alma, avant de tenter, avec le concours de l’heureuse propriétaire, de faire poser la star pour immortaliser cette rencontre. Un vieux passant fit de même et lâcha sa canne pour confier son appareil photo à la jeune femme.
Tout cela, c’était le weekend dernier. Nous sommes aujourd’hui dimanche, soit huit jours après le coup de foudre. Alma est là, se redresse pour me souhaiter la bienvenue sur le sol de mon – notre – QG, mais elle est retenue par une laisse. Allongée à côté d’une amie de sa maîtresse studieuse, elle devra réserver ses caresses et léchouilles à ce bipède fort possessif. L’été indien n’a jamais été aussi superbe qu’en ce quatorze octobre deux-mille dix-huit, et Alma, même privée de distribution d’amour, reste la star du QG, à l’image d’un soleil pourtant couche-tôt.