mercredi 25 octobre 2017

Enfouissement

J'ai été jeune, vécu ces années intenses qu'on croit éternelles, pensé aimer et détester, cru à la révolte et à la réussite au moindre effort. Moi aussi j'ai subi à la limite de la majorité sexuelle ces regards et paroles de vieux libidineux et les ai enfoui mécaniquement dans les tréfonds de ma mémoire, car chaque vie de femme est la confirmation par les faits de la thèse de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ».

L’inégalité homme/femme est si bien construite par la société, par une sorte d’entente tacite entre les deux sexes sur ce sujet, que la jeune fille accepte sans rien dire ces manifestations de désir qui pourtant la répugnent. En la renvoyant à son altérité et à sa condition de pur objet, les hommes ont construit progressivement en elle une intériorisation totale et inconditionnelle de son infériorité. Encore trop peu sûre d’elle à son jeune âge et dans une phase de découverte du plaisir sexuel, la jeune fille incarne un parfait mélange de vulnérabilité et d’énergie vitale qui viennent s’ajouter à son état de « bonne chair fraîche ». Les mâles dominants décérébrés le perçoivent instinctivement et ne peuvent réprimer leur besoin primaire d’exprimer ce désir. Pourtant, l’être-objet de celui-ci réprime tout aussi « naturellement » le dégoût qu’il lui inspire. C’est habituel et aussi banal que la pluie qui tombe, alors la jeune fille ignore, enfouit.

Or ne rien répondre c’est bien évidemment autoriser le vieux de plus de trente ans à humilier, refuser de se placer sur un pied d’égalité en exprimant son propre sentiment de dégoût. Tu me désires certes, mais l’idée d’un regard concupiscent de ton être vieillissant porté sur mon jeune corps me répugne. TU me répugnes. Malheureusement, aucune jeune fille (ou presque) n’exprime de réaction puisque la société l’a rendue femme, être inférieur réduit à un corps. Autre raison moins évidente et pourtant naturelle et non acquise du silence et de l’intériorisation : la jeune fille se conçoit elle-même avant tout comme un corps, son taux d’hormones est au plus haut et sa libido au sommet. Elle en serait même étonnée, presque déçue, si elle passait plus d’une semaine sans recevoir de sifflets ou propositions dans la rue.

À cette acceptation de son infériorité si bien construite par la société qu’elle en est devenue naturelle, s’ajoute alors un élément qu’on oublie parfois : le sentiment de pouvoir. En prenant conscience qu’elle est capable de séduire les hommes, la jeune fille sait déjà qu’elle possède un pouvoir immense. Ce sentiment est aussi enfoui que celui de son infériorité, et ce pour une simple et bonne raison : ils renvoient à la même caractéristique anthropologique. Ils en sont les deux faces. Les mâles, pour des raisons évidentes liées à la reproduction, recherchent la jeunesse chez une femme et désirent de la chair fraîche. Or il n’y a de désir sans objectivation de la personne sur laquelle il se porte. Les jeunes filles ont enfoui cette triste réalité car elles connaissent l’autre face de celle-ci, plus favorable. Elles savent que le désir étant la plus grande faiblesse de l’être humain, tout être qui l’inspire est alors doté d’un pouvoir inné. Même s’il n’en va plus de la survie et de la reproduction de l’espèce, nos sociétés modernes occidentales sont restées bloquées sur ce mode primitif de recherche de la jeunesse et de la vulnérabilité chez la femme. Reste à savoir si LE contre-exemple que nous connaissons tous ainsi que la récente augmentation des couples où la femme est plus âgée que l’homme changeront durablement nos mode de fonctionnement primitifs et les feront passer à des mentalités plus égalitaires, et au final plus raisonnables et civilisées.

Toujours est-il que si c’est le cas, les jeunes filles pourront dire adieu à leur pouvoir de séduction, je n’aurais jamais eu certains petits boulots ou stages et les Céline Dion remplaceront les Vanessa Paradis, même chose pour les Léa Salamé au profit des Élise Lucet. En d’autres termes, il va falloir faire comme les hommes : bosser pour avoir le pouvoir. Et non plus bosser et miser sur autre chose de moins "glorieux". Car certes, vous n’aurez plus de bâtons dans les roues À CAUSE DE votre féminité, mais vous pourrez aussi dire adieu aux coups de pouce GRÂCE À votre féminité. Et oui, tout objet possède toujours un revers et n'en voir qu'un côté serait une grave erreur.


Mais passons sur ces fantasmes de société totalement égalitaire et civilisée pour en revenir à l'évolution de la femme.
Fort heureusement, on vieillit toutes. Et vite. Or passé vingt-trois ans (grand maximum), les vieux pervers ne nous regardent même plus. Notre pouvoir de séduction diminue en même temps que ce genre d’humiliations et dans la balance, un constat s’impose : on y gagne plus qu’on y perd. Certes le besoin narcissique de flatterie est de moins en moins comblé, mais il est également de moins en moins vorace. Finalement, la femme de trente ans se rapproche des hommes en ce qu’elle compte moins sur son corps que sur son travail pour atteindre le pouvoir. Alors elle se libère aussi du poids du désir et on la regarde non plus parce qu’elle est jolie, mais parce qu’il est toujours préférable d’avoir l’image avec le son. L’image est donc un bonus car on écoute avant tout ce qu’elle a à dire. 
La baisse du désir, qu'on en soit l'objet ou le sujet, est concomitante à l'augmentation de la place de la raison dans nos vies.

Les Grecs l’avaient compris avant nous (d’ailleurs que n’avaient-ils pas compris ?) puisque même les épicuriens parlaient de désirs superflus comme risques de perversion pour l’homme. Or le désir charnel en fait partie. Alors, pourquoi ne pas, à contre-courant de cette société pornographique, célébrer la baisse du désir charnel au profit du désir de vérité au sens où l’entendait Platon ? C’est le défi majeur de nos sociétés occidentales qui craignent même, en luttant contre le harcèlement sexuel que subissent les femmes, de « tuer » le désir ? Celui-ci n’a jamais été autant prôné comme but absolu de toute vie moderne accomplie. Quelle catastrophe pour la survie de l'espèce s'il venait à disparaître ! Le problème est qu’en y regardant de plus près, il nous freine plus qu’il ne nous fait avancer et s’en libérer, ou du moins tenter de le faire en prenant conscience de sa capacité de nuisance, ne ferait qu’augmenter notre degré de civilisation et nous rapprocher du bonheur. La sagesse grecque en somme.

6 commentaires:

  1. Étrange méditation. Il manque le désir de cette jeune fille, la façon dont elle regarderait les hommes, non comme des prédateurs mais comme la source d'un plaisir qu'elle sent monter en elle.
    Il manque aussi, me semble-t-il, l'approche qui l'éveillera à sa sensualité dans la douceur et le consentement.
    Pas trop de sagesse... En ce printemps que vous décrivez.
    Je pense au très beau film de Jean Renoir "Une partie de campagne" (1946). Et à ce vent qui courbe les roseaux au moment où... la jeune Henriette se donne à Henri, dans un frémissement de lumière. La pluie met fin à l'idylle... Bonheur éphémère dont elle gardera la nostalgie alors qu'elle épousera cet imbécile d'Anatole.

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    1. Merci christiane pour votre élargissement à l'enfouissement ;)

      Je pense que les premiers émois sont fondamentaux dans la vie d'une jeune fille et sublimés dans la littérature et le cinéma (je vais regarder "Une partie de campagne"), mais ce n'est pas tellement le sujet de cet article. Disons que ce que vous abordez est sous-entendu ici : "son taux d’hormones est au plus haut et sa libido au sommet. Elle en serait même étonnée, presque déçue, si elle passait plus d’une semaine sans recevoir de sifflets ou propositions dans la rue."

      Peut-être une idée de futur billet pour approfondir !

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  2. Ah, chic. Merci pour le lien.
    Oui, si vous le pouvez, regardez ce film au vitriol ! avec cette pause d'une grâce inouï : la scène que j'évoquais.
    Le texte que vous avez écrit est intéressant. Il me parait être construit pour cette jeune fille sur une appréhension, un mauvais souvenir comme si elle avait assisté à des scènes où l'homme n'est qu'un prédateur ("de vieux libidineux et les ai enfoui mécaniquement dans les tréfonds de ma mémoire" ou "ces manifestations de désir qui pourtant la répugnent" ou "un regard concupiscent de ton être vieillissant porté sur mon jeune corps me répugne".).
    Quand vous rappelez la phrase de Simone de Beauvoir ( « On ne naît pas femme, on le devient »), il me semble que ces mots renvoient plus à un combat vers l'autonomie, l'indépendance financière, l'égalité professionnelle, les droits des femmes que vers sa sensualité. D'ailleurs elle a épanoui la sienne, semble-t-il loin du couple intellectuel qu'elle formait avec Sartre.
    Vous écrivez encore : "Elles savent que le désir étant la plus grande faiblesse de l’être humain, tout être qui l’inspire est alors doté d’un pouvoir inné.". Mais ce désir est aussi une force partagée entre deux êtres. Il donne envie de vivre, d'être aimé et d'aimer, de lutter justement contre ce qui est moisi, étriqué, trop bienpensant. Il donne des ailes... Le troquer contre un désir de "vérité" n'est-ce pas un peu austère ?

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    1. "un mauvais souvenir comme si elle avait assisté à des scènes où l'homme n'est qu'un prédateur" : oui, car c'est malheureusement la réalité. La bonne petite chair fraîche qui se ballade est perçue comme une proie pour certains pervers, souvent assez âgés (par rapport à elle).

      Quant à la phrase de Beauvoir, elle renvoie aux deux, c'est-à-dire à la fois à la sensualité et aux combats que vous décrivez. En effet, c'est une phrase extrêmement générale qui englobe absolument tous les problèmes sociétaux : de l'objectivisation de la femme par le désir masculin (non, ce n'est pas inné, mais ce n'est que mon point de vue) à sa position de dépendance et d'inégalité. Cette dernière étant peu comparable à la situation actuelle. Jolie coïncidence : j'ai commencé la lecture du Deuxième sexe il y a quelques jours.

      "Il donne envie de vivre, d'être aimé et d'aimer, de lutter justement contre ce qui est moisi, étriqué, trop bienpensant." Bien sûr ! C'est une pulsion de vie même.
      "Le troquer contre un désir de "vérité" n'est-ce pas un peu austère" : Si ! Et j'assume ahah

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    2. J'aime beaucoup votre façon de saisir les mots, comme saisir quelque chose hors de vous-même et d'y être en exil. Comme si écrivant, vous effaciez vos traces. Où sont les vraies choses si dures du monde réel, ses bas-fonds, ses cul-de-basse-fosse ? Pas dans les voyages à rêver, nombreux, ici ni dans les délices du palais, peut-être dans des textes comme celui-ci qui claquent comme un refus, râpeux comme l'envers des choses.

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    3. Merci ! Votre analyse est passionnante, mais n'est-ce pas la définition même de l'écriture ? S'oublier, se jeter hors de soi pour capter les idées, le monde et les choses mêmes grâce aux mots.

      Merci également d'avoir souligné la diversité des articles du blog car effectivement, mes récits de voyage ne sont pas du même acabit que ce texte.

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