J'ai été jeune, vécu ces
années intenses qu'on croit éternelles, pensé aimer et détester, cru à la
révolte et à la réussite au moindre effort. Moi aussi j'ai subi à la limite de la
majorité sexuelle ces regards et paroles de vieux libidineux et les ai enfoui
mécaniquement dans les tréfonds de ma mémoire, car chaque vie de femme est la
confirmation par les faits de la thèse de Simone de Beauvoir : « On
ne naît pas femme, on le devient ».
L’inégalité homme/femme est
si bien construite par la société, par une sorte d’entente tacite entre les
deux sexes sur ce sujet, que la jeune fille accepte sans rien dire ces
manifestations de désir qui pourtant la répugnent. En la renvoyant à son
altérité et à sa condition de pur objet, les hommes ont construit
progressivement en elle une intériorisation totale et inconditionnelle de son
infériorité. Encore trop peu sûre d’elle à son jeune âge et dans une phase de
découverte du plaisir sexuel, la jeune fille incarne un parfait mélange de
vulnérabilité et d’énergie vitale qui viennent s’ajouter à son état de « bonne
chair fraîche ». Les mâles dominants décérébrés le perçoivent instinctivement
et ne peuvent réprimer leur besoin primaire d’exprimer ce désir. Pourtant, l’être-objet
de celui-ci réprime tout aussi « naturellement » le dégoût qu’il lui
inspire. C’est habituel et aussi banal que la pluie qui tombe, alors la jeune
fille ignore, enfouit.
Or ne rien répondre c’est
bien évidemment autoriser le vieux de plus de trente ans à humilier, refuser de se placer sur un pied d’égalité
en exprimant son propre sentiment de dégoût. Tu me désires certes, mais l’idée
d’un regard concupiscent de ton être vieillissant porté sur mon jeune corps me
répugne. TU me répugnes. Malheureusement, aucune jeune fille (ou presque) n’exprime
de réaction puisque la société l’a rendue femme, être inférieur réduit à un
corps. Autre raison moins évidente et pourtant naturelle et non acquise du
silence et de l’intériorisation : la jeune fille se conçoit elle-même avant
tout comme un corps, son taux d’hormones est au plus haut et sa libido au
sommet. Elle en serait même étonnée, presque déçue, si elle passait plus d’une
semaine sans recevoir de sifflets ou propositions dans la rue.
À cette acceptation de son
infériorité si bien construite par la société qu’elle en est devenue naturelle,
s’ajoute alors un élément qu’on oublie parfois : le sentiment de pouvoir.
En prenant conscience qu’elle est capable de séduire les hommes, la jeune fille
sait déjà qu’elle possède un pouvoir immense. Ce sentiment est aussi enfoui que
celui de son infériorité, et ce pour une simple et bonne raison : ils
renvoient à la même caractéristique anthropologique. Ils en sont les deux
faces. Les mâles, pour des raisons évidentes liées à la reproduction,
recherchent la jeunesse chez une femme et désirent de la chair fraîche. Or il n’y
a de désir sans objectivation de la personne sur laquelle il se porte. Les jeunes
filles ont enfoui cette triste réalité car elles connaissent l’autre face de
celle-ci, plus favorable. Elles savent que le désir étant la plus grande
faiblesse de l’être humain, tout être qui l’inspire est alors doté d’un pouvoir
inné. Même s’il n’en va plus de la survie et de la reproduction de l’espèce, nos
sociétés modernes occidentales sont restées bloquées sur ce mode primitif de
recherche de la jeunesse et de la vulnérabilité chez la femme. Reste à savoir
si LE contre-exemple que nous connaissons tous ainsi que la récente
augmentation des couples où la femme est plus âgée que l’homme changeront
durablement nos mode de fonctionnement primitifs et les feront passer à des
mentalités plus égalitaires, et au final plus raisonnables et civilisées.
Toujours est-il que si c’est
le cas, les jeunes filles pourront dire adieu à leur pouvoir de séduction, je n’aurais jamais eu certains petits boulots ou stages et les Céline Dion remplaceront les Vanessa Paradis, même chose pour les Léa Salamé au profit des Élise Lucet. En d’autres
termes, il va falloir faire comme les hommes : bosser pour avoir le
pouvoir. Et non plus bosser et miser sur autre chose de moins "glorieux". Car certes, vous n’aurez plus de bâtons dans les roues À CAUSE DE
votre féminité, mais vous pourrez aussi dire adieu aux coups de pouce GRÂCE À
votre féminité. Et oui, tout objet possède toujours un revers et n'en voir qu'un côté serait une grave erreur.
Mais passons sur ces fantasmes de société totalement égalitaire et civilisée pour en revenir à l'évolution de la femme.
Fort heureusement, on
vieillit toutes. Et vite. Or passé vingt-trois ans (grand maximum), les vieux
pervers ne nous regardent même plus. Notre pouvoir de séduction diminue en même
temps que ce genre d’humiliations et dans la balance, un constat s’impose :
on y gagne plus qu’on y perd. Certes le besoin narcissique de flatterie est de
moins en moins comblé, mais il est également de moins en moins vorace.
Finalement, la femme de trente ans se rapproche des hommes en ce qu’elle compte
moins sur son corps que sur son travail pour atteindre le pouvoir. Alors elle
se libère aussi du poids du désir et on la regarde non plus parce qu’elle est
jolie, mais parce qu’il est toujours préférable d’avoir l’image avec le son. L’image
est donc un bonus car on écoute avant tout ce qu’elle a à dire.
La baisse du désir, qu'on en soit l'objet ou le sujet, est concomitante à l'augmentation de la place de la raison dans nos vies.
Les Grecs l’avaient
compris avant nous (d’ailleurs que n’avaient-ils pas compris ?) puisque
même les épicuriens parlaient de désirs superflus comme risques de perversion
pour l’homme. Or le désir charnel en fait partie. Alors, pourquoi ne pas, à
contre-courant de cette société pornographique, célébrer la baisse du désir
charnel au profit du désir de vérité au sens où l’entendait Platon ? C’est
le défi majeur de nos sociétés occidentales qui craignent même, en luttant
contre le harcèlement sexuel que subissent les femmes, de « tuer » le
désir ? Celui-ci n’a jamais été autant prôné comme but absolu de toute
vie moderne accomplie. Quelle catastrophe pour la survie de l'espèce s'il venait à disparaître ! Le problème est qu’en y regardant de plus près, il nous
freine plus qu’il ne nous fait avancer et s’en libérer, ou du moins tenter de
le faire en prenant conscience de sa capacité de nuisance, ne ferait qu’augmenter notre degré de civilisation et nous rapprocher
du bonheur. La sagesse grecque en somme.
Étrange méditation. Il manque le désir de cette jeune fille, la façon dont elle regarderait les hommes, non comme des prédateurs mais comme la source d'un plaisir qu'elle sent monter en elle.
RépondreSupprimerIl manque aussi, me semble-t-il, l'approche qui l'éveillera à sa sensualité dans la douceur et le consentement.
Pas trop de sagesse... En ce printemps que vous décrivez.
Je pense au très beau film de Jean Renoir "Une partie de campagne" (1946). Et à ce vent qui courbe les roseaux au moment où... la jeune Henriette se donne à Henri, dans un frémissement de lumière. La pluie met fin à l'idylle... Bonheur éphémère dont elle gardera la nostalgie alors qu'elle épousera cet imbécile d'Anatole.
Merci christiane pour votre élargissement à l'enfouissement ;)
SupprimerJe pense que les premiers émois sont fondamentaux dans la vie d'une jeune fille et sublimés dans la littérature et le cinéma (je vais regarder "Une partie de campagne"), mais ce n'est pas tellement le sujet de cet article. Disons que ce que vous abordez est sous-entendu ici : "son taux d’hormones est au plus haut et sa libido au sommet. Elle en serait même étonnée, presque déçue, si elle passait plus d’une semaine sans recevoir de sifflets ou propositions dans la rue."
Peut-être une idée de futur billet pour approfondir !
Ah, chic. Merci pour le lien.
RépondreSupprimerOui, si vous le pouvez, regardez ce film au vitriol ! avec cette pause d'une grâce inouï : la scène que j'évoquais.
Le texte que vous avez écrit est intéressant. Il me parait être construit pour cette jeune fille sur une appréhension, un mauvais souvenir comme si elle avait assisté à des scènes où l'homme n'est qu'un prédateur ("de vieux libidineux et les ai enfoui mécaniquement dans les tréfonds de ma mémoire" ou "ces manifestations de désir qui pourtant la répugnent" ou "un regard concupiscent de ton être vieillissant porté sur mon jeune corps me répugne".).
Quand vous rappelez la phrase de Simone de Beauvoir ( « On ne naît pas femme, on le devient »), il me semble que ces mots renvoient plus à un combat vers l'autonomie, l'indépendance financière, l'égalité professionnelle, les droits des femmes que vers sa sensualité. D'ailleurs elle a épanoui la sienne, semble-t-il loin du couple intellectuel qu'elle formait avec Sartre.
Vous écrivez encore : "Elles savent que le désir étant la plus grande faiblesse de l’être humain, tout être qui l’inspire est alors doté d’un pouvoir inné.". Mais ce désir est aussi une force partagée entre deux êtres. Il donne envie de vivre, d'être aimé et d'aimer, de lutter justement contre ce qui est moisi, étriqué, trop bienpensant. Il donne des ailes... Le troquer contre un désir de "vérité" n'est-ce pas un peu austère ?
"un mauvais souvenir comme si elle avait assisté à des scènes où l'homme n'est qu'un prédateur" : oui, car c'est malheureusement la réalité. La bonne petite chair fraîche qui se ballade est perçue comme une proie pour certains pervers, souvent assez âgés (par rapport à elle).
SupprimerQuant à la phrase de Beauvoir, elle renvoie aux deux, c'est-à-dire à la fois à la sensualité et aux combats que vous décrivez. En effet, c'est une phrase extrêmement générale qui englobe absolument tous les problèmes sociétaux : de l'objectivisation de la femme par le désir masculin (non, ce n'est pas inné, mais ce n'est que mon point de vue) à sa position de dépendance et d'inégalité. Cette dernière étant peu comparable à la situation actuelle. Jolie coïncidence : j'ai commencé la lecture du Deuxième sexe il y a quelques jours.
"Il donne envie de vivre, d'être aimé et d'aimer, de lutter justement contre ce qui est moisi, étriqué, trop bienpensant." Bien sûr ! C'est une pulsion de vie même.
"Le troquer contre un désir de "vérité" n'est-ce pas un peu austère" : Si ! Et j'assume ahah
J'aime beaucoup votre façon de saisir les mots, comme saisir quelque chose hors de vous-même et d'y être en exil. Comme si écrivant, vous effaciez vos traces. Où sont les vraies choses si dures du monde réel, ses bas-fonds, ses cul-de-basse-fosse ? Pas dans les voyages à rêver, nombreux, ici ni dans les délices du palais, peut-être dans des textes comme celui-ci qui claquent comme un refus, râpeux comme l'envers des choses.
SupprimerMerci ! Votre analyse est passionnante, mais n'est-ce pas la définition même de l'écriture ? S'oublier, se jeter hors de soi pour capter les idées, le monde et les choses mêmes grâce aux mots.
SupprimerMerci également d'avoir souligné la diversité des articles du blog car effectivement, mes récits de voyage ne sont pas du même acabit que ce texte.