Le sourire aux lèvres et les dents prêtes à rayer le parquet, la voilà le
cœur léger et les bagages minces dans cette jungle de béton aux gratte-ciel
mangeurs d’humains. On n’a pas tous les
jours vingt ans, ça nous arrive une fois seulement, qu’elle disait l’amie Berthe, et
il fallait que la gamine en profite.
« À nous deux la grande ville ! », s’était-elle dit dès le
premier jour.
Et elle a enchaîné les nuits folles, avec toujours suffisamment d’alcool,
mais jamais trop, car elle ne voulait pas se faire dévorer par les ogres qui
avaient fait l’objet de tant de mises en garde par son papa. Pourtant, le JT de
France 3 Limousin n’avait pas su l’avertir du danger de l’amour amer de la
ville. Alors ce qui devait arriver est arrivé, et la belle plante a eu le coup
de foudre pour un tombeur aux yeux clairs. Il était plus beau que beau parleur,
et surtout, à l’aise « dans le
monde » ! Elle était si timide, car l’excitation de l’inconnu ne
remplace jamais le désarçonnement premier,
et s’est tout de suite laissé impressionner par l’homme viril et sûr de
lui. La jeune fille ne manquant pas de caractère et le bourreau de son cerveau
n’étant pas vraiment chaud pour lâcher du lest, une relation passionnelle s’est
installée dès le départ.
Pas une visite chez l’un ou chez l’autre sans dispute et promesse de
rupture. Et comme on répétait depuis vingt ans à la bougresse qu’elle avait la
tête dure, elle a rapidement mis son cerveau en veille et ignoré
l’évidence : le problème c’était lui. On appelle ça un pervers
narcissique. Si vous prenez une liste des données techniques du manipulateur
pervers pour les comparer à celle de la bête en question, vous devrez tout
cocher. Oui, tout collait. Inutile de rentrer dans les détails psychiatriques,
mais pour faire court, il était séduisant, donc irrésistible, menteur, coureur,
retournait tout contre la gonzesse pour qu’elle culpabilise. L’entreprise de
manipulation permanente était vouée à la réussite grâce à une seule
chose : la pauvre fille était dans une situation d’infériorité puisqu’elle
découvrait la jungle et que lui se balançait sur sa corde d’un arbre à l’autre
avec l’assurance d’un méchant Tarzan. Partant de ce constat, le mauvais bougre
n’avait plus qu’à réduire l’ego de sa Jane à tous les niveaux possibles pour
qu’elle lui soit chaque jour un peu plus docile. De ses proches à ses origines,
en passant par son accoutrement et sa sensibilité musicale, tout y passait. Le
plus cruel était les comparaisons permanentes avec les autres femelles de la forêt
hostile. Elles étaient décidément toutes plus belles, selon lui. Et les détails
fusaient ! La gamine a failli y croire totalement : elle était moche
et ne faisait pas le poids face à toutes ces reines de la jungle, toutes plus
fortes et mieux parées qu’elle. Sans sa belle tripotée de prétendants, elle en
aurait été convaincue pour toujours.
Car Jane avait fort heureusement une vie bien remplie en dehors du mâle, et
elle a rencontré des compagnes et compagnons forts sympathiques. Bien entendu,
Tarzan n’aimait pas trop ça. Comme tous les sombres énergumènes de son genre,
il était incapable de nouer des liens, et c’est précisément pour cela qu’il
était tombé amoureux d’une lumière. Mais peu importe, le travail, meilleur
divertissement pascalien et rempart contre les passions tristes, a eu raison de
cette folie en envoyant la fleur à demi fanée s’épanouir à nouveau dans une autre
jungle plus petite. Sauvée !
Après tout, elle n’a pas été la première et ne sera pas la dernière fleur
de province à se faire avoir par le polluant citadin. Espérons toutefois que
cette mésaventure ne l’ait pas transformée en...