Les gars est mort. Je n’arrive toujours pas à réaliser. J’ai pourtant enchaîné hier les replays des deux émissions hommages qui lui avaient été consacrées.
Tout d’abord, le face cam totalement autobiographique produit et réalisé par Audrey Crespo-Mara, dont on entend quelquefois les petits rires si mignons de femme amoureuse. Cet obsédé du contrôle avait parfaitement orchestré les hommages posthumes, de la diffusion de ce reportage juste après sa mort à la cérémonie des obsèques. D’ailleurs, je refuse de croire que ce royaliste n’a pas fait exprès de mourir un 14 juillet. Dans La face cachée del’Homme en Noir, Thierry Ardisson revient sur sa vie romanesque avec la sincérité et l’intelligence qui le caractérisent. Son récit est entrecoupé de témoignages de proches – la réalisatrice Marie-France Brière, la productrice Catherine Barma, Laurent Baffie bien évidemment, mais surtout, et pour la première fois, ses trois enfants. « Les pauvres gosses », me disais-je parfois en riant !
Mais ce n’est pas le plus frappant ici. Le septuagénaire malade – bon sang, mais qui savait qu’il était atteint d’un cancer du foie diagnostiqué en… 2012 !? – se fait filmer dans son lit d’hôpital, perfusé, en larmes face au dévouement du personnel hospitalier qui tranche avec l’égoïsme sauvage de son milieu, et conclut avec des images de son intérieur. Ces séquences jettent à la figure du téléspectateur une vérité dépouillée : le courage d’un catholique qui n’avait pas peur de regarder la mort en face. On peut aussi y voir une reprise de contrôle dans des moments où il est le plus vulnérable, livré à la maladie et à la médecine. Son corps est entre les mains de gens en blouse blanche ? Qu’à cela ne tienne ! Le propriétaire de cet amas de tissus et de vaisseaux, lui, signe une ultime provocation en montrant ce qu’on souhaite habituellement cacher : le « laid » devient alors sublime. Et le regard de sa brillante épouse y participe largement.
Ardisson n’était pas à une contradiction près. Et c’est ce que je retiens de la seconde émission hommage diffusée sur France 2. Forcément moins intime, son intérêt est ailleurs. D’autres proches, tous du métier, ou presque, témoignent. Sur le plateau animé par Stéphane Bern – l’autre royaliste assumé du PAF – s’expriment des gens à l’analyse fine et qui semblaient très bien connaître le défunt. J’ai apprécié les interventions de Jérôme Béglé, journaliste à Paris Match et ami, d’Yves Bigot, son ancien patron, de Maïtena Biraben, dont il a lancé la carrière en France, et de Môsieur Philippe Corti, dont il a réduit la peine de prison en l’embauchant à sa sortie.
La voilà, la contradiction. Et cette émission riche en délicieux extraits de Tout le monde en parle – normal, c’est France 2, c’est la maison – a permis de dire clairement ce que j’ai toujours intuitivement pensé de l’Homme en Noir. Celui que ses très nombreux détracteurs pouvaient qualifier de conservateur, sous-entendu de facho d’extrême droite, parce qu’il était catholique et royaliste, était en réalité un « chrétien de gauche » selon Jérôme Béglé. Un gauliste non républicain avec un sens du service public chevillé au corps. Son réel souci des autres était en contradiction avec sa mégalomanie revendiquée. Ses appels aux amis en difficulté pour leur demander s’ils avaient besoin de fric, en accord avec le principe de charité chrétienne, restaient toutefois en contradiction avec son égoïsme ostentatoire. Lui qui ne s’est pas occupé de ses gosses et qui d’après sa fille, ne parlait que de lui. Nombriliste, en plus de cela… Son goût pour le luxe, sans parler du personnage avide de luxure qu’il s’était construit, était en contradiction avec sa foi catholique. Et surtout, surtout, le provocateur qui humiliait ses invité.E.s était en contradiction avec l’intérêt sincère qu’il portait au travail et au parcours des autres.
Prêt à tuer pour un bon mot certes, parfois au détriment de la dignité de certain.E.s – la « barbac » prévue pour Baffie. Mais Ardisson piquait plus par goût de la liberté que par pur sadisme. Car contrairement à un Hanouna qui a lui aussi construit sa carrière sur l’humiliation publique, lui était un érudit et extrémiste de la liberté d’expression qui laissait les gens répondre. Ses rires aux éclats montraient à quel point il était satisfait et non vexé qu’on lui cloue le bec en retour. Tout le monde en parle, pourtant ultra montée et coupée, avait des airs de repas de famille ou d’apéro entre potes : elle était sans filtre, notamment grâce à la présence du tonton blagueur en face. C’est précisément cette absence de limite, cette spontanéité, que l’Homme en Noir recherchait dans ses émissions. 93,faubourg Saint-Honoré était l’aboutissement de cet esprit.
En mettant un écrivain ou un homme politique entre une actrice de charme et un humoriste, Ardisson a amené la culture aux masses. Son extraction sociale, sans doute. Car le royaliste à l’air hautain n’était ni noble, si même Parisien. Le masque ultime selon moi. Se faire passer pour un connard friqué et supérieur de naissance alors qu’il venait de Province et qui plus est d’un milieu modeste, c’était selon moi sa plus éclatante contradiction. Peut-être cette espèce de souci du peuple bien caché explique-t-il pourquoi il a créé et animé pendant tant d’années l’une des émissions les plus populaires du PAF, et donc pourquoi il a réussi, par le mélange des genres et l’introduction de « cul » un peu partout, à faire rentrer de force la culture à une heure de grande écoute.
Et si ses salves étaient bien souvent cruelles, c’était par pudeur. Comme disait Biraben sur France 2 – décidément fort brillante dans cette émission en direct ! – il n’avait pas les moyens d’être tendre.
Les gens qui ont peu confiance en eux transpirent l’arrogance. Les gens mal à l’aise sont cinglants avec les autres pour ne pas être les seuls à être mal à l’aise. « Y a pas de raison », disait-il. Les gens hypersensibles – les vrais, pas ceux qui utilisent ce concept à la mode à tort et à travers – le cachent souvent trop bien. La fameuse carapace est énorme. Les gens qui n’ont pas été aimés correctement pendant leur enfance ne peuvent pas se permettre d’exprimer sincèrement leurs sentiments. Pour cela, il faudrait déjà qu’ils s’aiment eux-mêmes, et ça, c’est impossible. Ce n’est pas rattrapable. Alors ils s’habillent bien souvent d’une armure de narcissisme tandis qu’en-dessous, la vérité est inverse : ils ne s’aiment pas. Ils ne s’aimeront jamais.
Voilà, malgré tout ce que les bien pensants disaient déjà de lui à l’époque, ce que j’ai toujours perçu d’Ardisson. J’ai passé mes samedis soirs devant ce type, j’ai tellement appris en regardant les adultes. Je suis même tombée amoureuse pour la première fois. C’était toute une époque, celle de la liberté, juste avant l’apparition des réseaux sociaux. Et la jeune fille que j’étais riait aussi aux blagues sexistes, car elle ne voyait pas le mal. Il en serait tout autrement aujourd’hui – vous n’imaginez pas à quel point !
À mes yeux, Ardisson était avant tout un homme cultivé, un intellectuel – lui qui rêvait de devenir écrivain –, perfectionniste, provocateur, curieux des autres et profondément sensible. Je n’arrive pas à croire que ce type avec qui j’ai grandi – je ne parle pas que d’âge – et en qui je me suis toujours retrouvée, soit mort. Les faux méchants, les vrais hypersensibles, ceux que tout le monde adore détester, ceux dont tout le monde parle (en mal), ceux qui servent de boucs émissaires idéaux et dont on ne retient que les méchancetés et jamais les bonnes actions, ceux qui payent pour les vrais méchants et faux gentils, ont perdu un phare.