« T'es
au courant que la cigarette n'est plus cool depuis une dizaine d'années ? »
Morganne regarde
sa petite amie du moment avec une inexpression méprisante. Elle a dépassé le
cap faussement capital de la trentaine, avoué son homosexualité à sa famille de
gaullistes miséreux, ne leur parle plus depuis le froid qu'elle a jeté dans
leur relation déjà tissée d'incompréhension, et surtout, ne s'est jamais
intéressée aux garçons. L'individu qui s'est libéré des contraintes, de la
soumission au désir de l'autre sexe s'est libéré de tout le reste. Il se moque
sincèrement de ce qui est « cool » ou non. Dommage que Joëlle soit
encore si soumise aux modes et au jugement de la masse. Ou peut-être est-ce
grâce à cette fragilité que Morganne daigne passer du temps avec elle en dehors du
lit. Cheveux longs, voix aigüe et démarche plutôt féminine, on sent bien
qu’elle n’est pas encore totalement lesbienne, ni même bisexuelle. Morganne pense
qu’elle se cherche encore et que ce sera quitte ou double pour son orientation
sexuelle définitive. Une chose est sûre pour l’instant, le duo fonctionne à
merveille. L’une pense et agit, l’autre nuance et appuie.
Le principe
de fonctionnement du couple a bien été respecté depuis la récente découverte de Morganne, désormais l’unique objet de ses pensées. Elle sait tout, et
contrairement aux sangsues hypocrites parisiennes qui en savent autant, elle
n’a pas l’intention de se taire. René Ducros-Cambre, directeur de la police
judiciaire de Paris depuis une dizaine d’années, n’est pas soupçonné de, mais
couvre un réseau de prostitution exploitant en partie des mineures. Des langues
policières et ambitieuses se sont déliées : RDC souffre d'une dépendance aigue
au sexe agrémentée, comme c'est souvent le cas, d'un goût pour la chair très
fraîche.
Morganne obtient
toujours ses petits scoops à l'horizontale, des séparations de couples
emblématiques aux futures démissions de ministres charismatiques. Mais elle
n'avait encore jamais eu droit à une affaire d'État étalée sur l'oreiller.
Cette première, elle la doit à Mélanie Le Brun du Puits, stagiaire depuis un an
au service police-justice de l'une des plus grandes chaînes d'infos en continu
du pays. Le problème de Mélanie n'est pas tant son manque de résistance à la
vodka que sa tendance à avoir l'alcool bavard. Elle-même n'en sait pas plus sur
les sources, elle a juste entendu des bruits. Discrète, personne ne se méfie
d'elle, et certains collègues murmurent à la machine à café où à la cantine. Le
rédacteur en chef aurait subi des pressions et songe sérieusement à ne rien
révéler.
« T'entends
ce que je te dis ? Et ça serait dommage de gâcher un corps pareil, dit-elle
avec un sourire coquin.
- Hein ? Oui
?, susurre Morganne en écrasant sa cigarette, réalisant qu'elle était perdue dans
ses pensées, toujours les mêmes.
- Ne me dis
pas que tu en es encore à cette histoire de putes ?? Laisse tomber ! En quoi ça
te regarde ? Et c'est dangereux, surtout. Bertrand t'a bien dit qu'il n'en
ferait rien lui-même."
Morganne avait
bien pris soin de ne pas lui nommer la source des infos, sans parler des
circonstances d'obtention. Elle a donc demandé à son meilleur ami, lui aussi
journaliste, de la couvrir.
Le nombre de
personnes mises au courant dans son entourage s'élève désormais à trois, un
chiffre énorme. Fort heureusement, Morganne peut compter sur la discrétion de
Bertrand, lui-même journaliste politique depuis onze ans et dont la mémoire
aurait largement de quoi la faire pâlir, avec son scoop ridicule. Mais pour le
moment, il ne sortira pas ; seule Morganne, pas encore totalement écrasée par le
cynisme, refuse de faire comme si tout était normal. La révélation devient une
obsession avant de modifier son comportement social. D'habitude très fêtarde,
la jeune lesbienne s'isole car elle n'a plus qu'une idée en tête : faire tomber
RDC en utilisant Mélanie.
Simone de
Beauvoir pensait que l'on ne naissait pas femme, mais le devenait ; or la
trajectoire intellectuelle de Morganne prouve que l'on ne naît pas non plus
féministe ou lesbienne, mais que les hommes vous y poussent. Aucune réflexion
murie en solitaire à la lumière d'une bougie. Juste un pervers narcissique qui rabaissait
sa mère et ses sœurs jusqu'à ce que Morganne, l'aînée, le dénonce auprès de
l'assistante sociale de son collège. Elle devait avoir treize ans. Ou quatorze
? Sa mère lui en avait voulu pendant les premières années à cause des problèmes
d'argent qui ont suivi. Et cette même période, celles de la maudite
adolescence, avait été atroce pour Morganne. Entre les garçons boutonneux obsédés
par leur sexualité et les filles obsédées par leur ligne ET leur sexualité, la
weed et les dissertations lui ont sauvé la mise. À la fac de lettres, les
choses ont changé et Morganne, avec l'aide d'une étudiante en cinquième année,
s'était définitivement débarrassée du fardeau de la féminité. Elle était
devenue lesbienne, légère et forte. Mieux dans sa peau que jamais.
Du haut de
son petit nuage de Terrienne décomplexée, elle pouvait voir comment les hommes
abusaient de leur position. De stages en stages dans le journalisme, elle
voyait les exemples d'abus de pouvoir se suivre et se ressembler. Les minettes
en profitaient, en jouaient, du port du décolleté au - rare, tout de même -
passage à la casserole, celles qui n'avaient aucun contact, celles qui débarquaient
dans la jungle parisienne, se débrouillaient autrement. Parfois le travail ne
suffit pas. Les garçons intriguaient, séduisaient les quelques fois où les
directeurs de rédaction étaient des directrices, tandis que les filles se
contentaient d'exploiter leur jeunesse.
Morganne quant à
elle s'était démarquée non pas grâce à son travail acharné - tout le monde ou
presque se donne à 100 % dans ce genre de métiers convoités - mais par son
culot, sa grande gueule, sa ténacité, comme on dit poliment. Et sur un
malentendu, ça a marché : un stage dans la rédaction de l'édition lorraine du
quotidien France Actu, puis un CDD, un autre CDD, puis encore un CDD au
sein de la rédaction nationale à Paris. À partir de là, le parcours classique
de la provinciale moyenne. Le squat chez les collègues, des amantes mensuelles
ou hebdomadaires, et enfin le Graal : la chambre de bonne à 800€ par mois.
Maintenant tout va bien, elle est en colocation avec Betrand et travaille - en
CDI ! - comme chroniqueuse chez France Actu. Les débats d'actualité la
passionnent. Chaque jour que le Dieu des journaleux fait, elle massacre ou
encense des personnalités médiatiques. Politiques, acteurs, chanteurs ou
starlettes du PAF, rien n'échappe à "Mordame", le pseudonyme de
celle qui a un avis sur tout, mais qui le donne avec style.
Jusqu'ici,
les "affaires" ne la touchaient pas outre-mesure. Elles n'étaient que
matière première à s'indigner sur papier, mais certainement pas des choses à
prendre au sérieux. Ses idéaux de jeune fille sur la justice sociale,
l'oppression des plus faibles, la cupidité et le cynisme des puissants, même le
féminisme, n'étaient pour la jeune femme que des contingences, des outils pour
fabriquer ses figures de style sur fond d'indignation de pacotille. En
revanche, les soirées alcoolisées, les conquêtes et la littérature sont
nécessités. Il n'en est rien de l'affaire René Ducros-Cambre. Cet homme
cristallise toutes les révoltes qui sommeillent encore en Morganne malgré tout. Il
a la soixantaine et appartient donc à la même génération que son père, celle
qui n'a pas été biberonnée au porno, mais aux blagues sur les blondes et les
femmes qui ratent leurs créneaux. Il abuse de sa position. Il aime les gamines.
Elle n'a jamais pu supporter cela. Quand elle repense à tous ces vieux
libidineux qui, pourtant à l'aube d'un nouveau millénaire, hurlaient sans
complexe que la petite Alizée étaient "bien sexy", Morganne se dit que
la morale n'est pas forcément là où elle doit être et qu'on l'emmerde bien trop
pour son look de butcher et ses chroniques virulentes. Le choquant est
ailleurs. La bave de ces vieux libidineux qui fantasment sur des nymphettes mériterait
d'être remplacée par un crachat morveux dans leur figure.
« T'as
raison Joëlle. C'est pas notre problème, après tout.
- Évidemment.
Si tu commences à être perturbée par la moindre affaire de mœurs, ce monde
n'est pas fait pour toi. Bon allez, on y retourne passionaria ?
- Ouais »,
répond Morganne avec un faux sourire, incapable de mobiliser les muscles de la
partie haute du visage.