jeudi 4 janvier 2018

Le rejet

Tu te souviens ? Le repas à la cantine en tête à tête avec le vide, les récréations passées  dans les toilettes pour t’oublier et te faire oublier, la soirée de l’année où tout le lycée était invité, sauf toi bien entendu. Puis sont arrivées les moqueries et le harcèlement sur les réseaux sociaux. En même temps tu l’avais bien cherché car transgresser les clous se paye tôt ou tard : que tu aies un sale caractère et une mine renfrognée pour cacher ta sensibilité, que tu ne portes pas des fringues de marques comme il faut ou que tu sois de nature timide, la société ne le tolère pas. La ligne rouge à ne pas dépasser est celle de la différence, aussi minime soit-elle, et bien évidemment des signes de faiblesse. Le jugement divin est toujours là. BigBrother is watching you. Ne pas être à l’aise en société sans parvenir à se forcer, rejet. Ne pas sourire, rejet. Etre trop timide pour regarder les gens dans les yeux, rejet. Etre le premier de la classe et chouchou des profs, rejet. Etre nouveau, étranger, rejet. L’inhabituel se transforme en soupçon aux yeux des autres et le louche se rejette par un mécanisme de protection vitale.
Car la petite société, quelle qu’elle soit, ne survit qu’en éliminant ce qui pourrait mettre en branle ses petites règles arbitraires et gravées dans le marbre : parler fort (être fort), sourire en toutes circonstances (ne pas laisser transparaître ses dangereuses émotions potentiellement contestataires, être fort donc), ressembler à la masse (la différence est souvent perçue comme un signe de faiblesse, tous les régimes totalitaires ayant tenté de l’éliminer pour préserver la force de leur peuple), avoir les mêmes goûts que les autres (être ringard ou décalé est encore une fois non acceptable). Comme toute société primitive, les microsociétés humaines aux apparences civilisées éliminent naturellement les faibles et différents. Plus besoin de les tuer, la civilisation a trouvé des solutions bien plus propres : la moquerie, l’humiliation et quelquefois l’ignorance. Autant de ramifications du rejet. Bien évidemment, certains milieux restent sur la bonne vieille ligne de la violence et du tabassage, forme la plus aboutie de l’humiliation.
Ironie de l’histoire, les sociétés humaines veulent se préserver en niant les individualités, et donc l’humanité !



Alors tu l’as connu le rejet, trop bien connu. Toute cette souffrance maculée de larmes sacrifiées sur l’autel du devenir-adulte pour aboutir à un être pas vraiment accompli et encore moins confiant envers lui-même et les autres. Car non, ce qui ne tue pas ne rend PAS plus fort, il affaiblit. L’enfant ou adolescent trop rejeté ne se transforme qu’en  adulte semblable à un petit animal blessé, tellement sur la défensive qu’il en devient agressif. Or un Homme ne demande rien d’autre que d’être aimé et accepté, et même si la victime du rejet se complait bien souvent dans sa position d’être maudit car supposé supérieur, un jour viendra où elle relâchera la bride de la méfiance et s’adonnera à des relations amicales, voire amoureuses. De par ses lacunes irrécupérables en attention, la personne attendra alors de toute relation qu’elle comble les crevasses du passé. Cela étant impossible, la déception n’en sera que plus intense, le bon vieux sentiment de rejet s’emparera alors de tout son être et tandis que les autres animaux non blessés mettront un certain temps à s’en remettre, l’adulte fragilisé par sa jeunesse mettra un temps certain à oublier l’amour non réciproque, la trahison ou la rupture. Le cercle vicieux se boucle alors. L’être déjà fragilisé a souffert d’un nouveau rejet, mettra encore plus de temps à refaire confiance, ses attentes placées dans une relation seront amplifiées le jour où il accordera enfin sa confiance, et il souffrira le martyre au moment du couteau dans le dos. Tandis que les « finis », les « normaux » ne remettront pas tout leur être en question face à l’inévitable rejet, du moins pas durablement, les « brouillons », les « écorchés » s’écrouleront.

Tu dois vivre avec, petit chat, et prendre conscience de ton passé douloureux et de ses conséquences dans tes rapports trop passionnés et exigeants avec les autres n’y changera rien. Comment veux-tu faire confiance plus facilement, avoir des attentes réalistes vis-à-vis de ceux qui croisent ton chemin et vite oublier les déceptions alors qu’il manque des pièces dans la charpente ? Elle n’est pas solide et menace de s’effondrer au moindre souffle du loup de la cruauté humaine.
Alors pour te rassurer, ne serait-ce que quelques instants, je vais te donner une astuce éprouvée : regarde ce que sont devenus les filles et garçons populaires de ton collège/lycée ? Ne trouves-tu pas qu’ils ont vieilli plus vite que toi et qu’ils ont objectivement raté leur vie ou accédé à une réussite peu enviable ? Un indice pour t’aider à répondre à la question : le nombre de photos de sourires sur les réseaux sociaux est proportionnel au pathétique de leur vraie vie cachée.

Tu vois, ça marche. Et n’oublie pas que le vilain petit canard se transforme en cygne, animal très méchant - caractère dû à son passé d’oiseau aquatique rejeté à cause de sa laideur-, mais gracieux et admiré de tous. Tant qu’à faire, prends !

Bibliographie :

Sur le Rejet :
Kafka, Kafka et Kafka !
La métamorphose, mais surtout Le Château, Le Disparu et bien sûr Lettre au père pour comprendre la source du mal

Sur l’humiliation organisée et laissant présager des pires horreurs de l’Histoire de l’humanité :
Les Désarrois de l'élève Törless, Robert Musil

Sur le rejet et la violence d’un certain milieu :
En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis

Sur la différence et le rejet menant à l’errance, à la misanthropie, mais surtout au cygne (en l’occurrence, littéraire)
L’Attrape-cœurs, J.D. Salinger

Sur le rejet parental, quelques humiliations de la part des autres enfants et leurs conséquences sur la personnalité adulte :
Les particules élémentaires, Michel Houellebecq

Sur le rejet et l’abandon (quelle différence ?) à peine abordés mais à l’origine d’immenses espoirs dans l’Amour :
TOUS les personnages principaux des romans de Houellebecq, en particulier ceux de Plateforme et de La Carte et le Territoire

12 commentaires:

  1. La biblio soutient parfaitement votre propos. Si je puis, j'ajouterais "Extension du domaine de la lutte", roman houellebecquien fondateur - tous les thèmes qui seront "allongés" plus tard y figurent.
    Un peu de provoc, mais pas tant que cela (?) : "There's no such thing as society" d'une certaine Maggie Thatcher...

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    1. Effectivement, le collègue laid et vierge souffre cruellement du le rejet des femmes.
      Ah Maggie, mais je ne me suis pas prononcée sur le plan économique :)

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  2. Oui, belle bibliographie (Paleine) qui n'amoindrit pas votre pensée. Vous êtes très différente sur votre blog et dans votre participation aux commentaires d'un autre blog. Sans concession, ici. Et c'est tonique !

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  3. Décidément j aime bien... C est très juste.
    Mais au bout du compte, on est reconnaissable.
    Évidemment quand j'étais enfant et adoptée, il n'y avait pas de réseaux sociaux et nous étions des petites filles bien gentilles... Je n'ai pas lu Houellebecq...

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    1. Pardon adolescente...

      Pivoine.

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    2. Merci :) Il est vrai que les réseaux sociaux sont dramatiques - parfois tragiques - pour les jeunes harcelés d'aujourd'hui.

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  4. atterrant, et internet démultiplie la méchanceté comme les bas instincts - comme référence il y a aussi "sa majesté des mouches" de Golding, qui montre que la cruauté est innée

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    1. Ce n'était pas un article autobiographique, mais merci pour votre commentaire. Je suis aussi très sensible à l'instinct grégaire (cf. ici dans un tout autre registre http://rockandvolk.blogspot.de/2017/11/le-marche-aux-moutons.html). Disons que dans l'humiliation des autres, cet instinct a le don d'anesthésier toute humanité dans ceux qui y succombent.

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