Épuisés par ce dimanche passé à faire le tour du Kosovo dans une Mercedes
noire Classe A aux vitres teintées, nous nous sommes écroulés sur nos lits dès notre
retour dans un joli appartement de Skopje loué pour l’occasion. Après deux
heures de sommeil profond, j'ai été réveillée par John qui est rentré dans ma chambre sans frapper : « Lady, dinner’s ready », avec un grand
sourire de majordome. Toutefois, John est le seul Anglais parmi mes
connaissances qui se comporte comme un Américain. Je le trouve cool, sans
doute parce que je suis une femme. Car il incarne tout ce que les autres
hommes détestent : bien foutu, sympa, belle voiture, jolie petite amie,
vie faite de voyages immortalisés par des photos de lui torse-nu dans des
endroits paradisiaques et systématiquement publiées sur les réseaux sociaux. Et
donc viscéralement, inévitablement, Nathan ne peut pas le voir. Nathan, c’est le sosie d’Élie Semoun. Gaulé comme un sandwich SNCF, il mise tout sur
l’humour et l’esprit, ce qui ne l’empêche pas d’être fondamentalement convaincu
de sa supériorité intellectuelle et sociale. Ne pas montrer ses tablettes de
chocolat à tout bout de champ ne fait pas de vous un type bien, mais ça, Nathan
l’ignore.
Encore groggy par ma longue sieste trop courte, je me suis levée et dirigée vers la douche car Nathan et John étaient encore en pleine
préparation du dîner. Bien décidée à utiliser l’ensemble des quelques vêtements
que j’avais pu faire rentrer dans mon unique bagage cabine - ultra restreint à
cause de la politique de cette compagnie aérienne hongroise, j'ai enfilé machinalement ma robe en dentelle noire taille zéro au sortir de la douche.
Lorsque je suis entrée dans le salon comme si de rien n’était, John n'a justement pas fait comme si de rien n’était et m'a sifflé amicalement pour signifier son
appréciation virile de ma tenue. Pendant le repas, nous nous sommes montrés tous ravis à
l’idée de passer cette soirée en boîte un dimanche soir. Mon amie Svetlana,
sympathique et voluptueuse estonienne en couple avec John, n’avait guère plus
de tissu que moi sur le dos. Comme d’habitude, elle semblait agacée par les
moindres faits et gestes de son compagnon. La nuit précédant notre départ de
l’aéroport de Munich, j’avais dû dormir dans leur studio parce que mon Florian,
mon hôte habituel lors de mes passages à Munich et l’organisateur de ce long
weekend dans les Balkans, était trop occupé à se taper une amie de Brême – ma
ville de résidence - que je lui avais présentée quelques semaines auparavant.
Ma bonté me perdra. Quant à cette nuit passée à tenir la chandelle : l’horreur.
Svetlana a été aussi insupportable avec son mec que sympathique avec moi, ce qui
m'a retenu de prendre la défense de John au petit-déjeuner. Et « mets pas
la valise sur le lit ! C’est là où on dort », et « Pourquoi
t’ouvres une nouvelle boîte de gâteau ?! On en a déjà une
d’entamée ! ». Quelle chieuse ! Un garçon aussi charmant...Bref.
Prêts à partir pour la soirée, j'ai découvert que Nathan avait vraiment des
goûts vestimentaires douteux. Comme Svetlana le lui avait fait remarquer à son
arrivée à l’aéroport, sa veste en cuir d’un marron qui ne pouvait venir que de
l’URSS lui donnait une allure de mafieux russe. Curieusement, ma petite vanne
sur le pas de la porte, « Ah non ! Hors de question que je marche à
côté d’un mec avec un blouson pareil », l'a fait rire. Il est sympa ce
Nathan, surtout avec les blondes de vingt ans de moins que lui. Après quelques
dizaines de minutes de marche dans le doux hiver de Skopje, nous sommes arrivés devant la discothèque où les amies autochtones de Florian et Moritz, l’autre
Autrichien de la bande, avaient réservé le carré VIP. Même si ces deux sœurs
jumelles étaient très avenantes et sympathiques, je n'ai pas pu m'empêcher de dire intérieurement à la vue de ces caricatures de filles de l’Est. Maquillées comme
des camions volés, elles avaient vraiment la panoplie complète de la
« pute » slave dans l’imaginaire collectif des Européens de
l’Ouest : faux-cils, talons de plus de dix centimètres, robe ultra courte, ultra
moulante, tortillage du cul permanent et intérêt assumé pour l’argent. Lorsque
l’une des deux a fait connaissance avec Nathan, elle a répondu spontanément à
l’annonce du métier de celui-ci :
« Ah ! Ça me plait !
- Ben
pourquoi ?
- Parce que ça
gagne bien. »
En ce dimanche soir, à l’heure où les rues, bars et autres lieux de divertissement
d’Allemagne, de France ou même de Navarre sont généralement déserts, cette
boîte était pleine à craquer. La soirée s'est rapidement sur-alcoolisée pour tout
le monde, à l’exception d’un Français à lunettes qui est resté quelques heures
seulement et dont j’ignore le prénom tant il était insipide. Moritz, le plus
dragueur de tous, s'est montré naturellement porté sur les jumelles jusqu’à ce que
Svetlana se charge de son cas. Vodka après vodka, la jeune femme a sérieusement chauffé le joyeux Moritz, frais comme un gardon. Le champ était libre pour
elle : John, après nous avoir gratifié d’un bref éloge de mes
sous-vêtements aperçus alors que j’étais allongée sur le canapé, puis d’une anecdote
passionnante, « I missed my flight
once, but I had a good excuse. I was fucking my girlfriend for too long »,
avait déjà filé à l’anglaise depuis longtemps. Déchirée et visiblement déboussolée,
Svetlana a alors mis le grappin sur Lucasz, un Polonais relativement hideux et
particulièrement soporifique qui faisait également partie de la bande. Assise à
califourchon sur lui, elle a commencé à se dandiner comme une mauvaise
strip-teaseuse. Sa tête et tout le haut de son corps a vacillé comme hors de
contrôle, et ce qui devait arriver est arrivé.
Les fauteuils du carré VIP de cette discothèque haut de gamme étaient en
bois massif et le nez de Svetlana s'est écrasé violemment contre les moulures
supérieures. Sans doute insensible à la douleur, elle a porté la main à son nez
pour vérifier s’il saignait et Lucasz m'a regardé d’un air désespéré, comme si
un homme ne pouvait se porter secours alors même qu’il n’était pas
étranger à un incident. Malheureusement pour lui, j’ai beau être une femme, je
partage avec le sexe fort la peur du sang. Sauvée de l’évanouissement par
l’obscurité qui m’empêchait de voir le liquide redouté, je suis sortie malgré tout
de la discothèque en catastrophe. Cette soirée était de toute façon bien trop
folle pour moi et cela faisait déjà un moment que je ne m’amusais plus. Retenue
par l’une des deux jumelles adorables qui ne voulait pas me laisser rentrer
seule, je cherchais des yeux le premier taxi quand un
autre Français insipide du groupe est apparu de nulle part, les mains en sang. Escorté par la troisième
Française insipide du groupe, il était en proie à des chutes du Niagara
nasales. Ils ont crié au videur « Why did you do
that ? », mais n'ont récolté que des marmonnements prononcés dans la
langue locale. C'est là qu'une scène
surréaliste devant la discothèque s'est offerte à moi. D’un côté, je voyais Svetlana en larmes dans
les bras de notre fidèle ami Nathan. D’un autre, un petit groupe
s’agitait : Moritz allait et venait sans savoir quoi faire, les deux
Français essayaient toujours d’obtenir des explications auprès du Cerbère par
le biais de la jumelle. Après quelques secondes de sidération, je me suis extirpée de
cette macédoine de légumes bien trop riche en mayonnaise et j'ai sauté dans un taxi
aux portes qui fermaient mal.
Une fois dans l’appartement, je pensais être définitivement sortie de cette
hallucination trop réelle. Mais la mauvaise descente a continué. John
est sorti de la douche avec une minuscule serviette autour de la taille et je l'ai informé de la situation. Il n’en avait concrètement rien à foutre.
« Mais envoie lui un SMS !
- Nan...Tu
sais, Svetlana, c’est exactement mon type de femme, mais je sais pas ce qui
cloche avec elle. On en a déjà parlé. Je lui ai dit que si elle voulait, elle
pouvait aller voir ailleurs. Mais je sais pas ce qu’elle veut. Franchement,
j’ai pas envie de lui envoyer un texto. Mais toi... »
À ce moment-là, sa serviette s'est mise à glisser à plusieurs reprises -
comme par hasard - et il la rattrapait toujours au dernier moment. Me voyant
tourner la tête à chaque fois, il a enchaîné : « C’est juste un corps
masculin...Mais toi t’es une fille hyper sexy et t’en as pas conscience. Tu
pourrais ramener n’importe qui dans ton lit. D’ailleurs, je suis surpris qu’il
soit vide ce soir. » Je me suis bien gardée de l’informer que mon lit était même
complètement vide la nuit dernière puisque j’étais dans celui de Moritz.
Heureusement, le délire s’est arrêté au son de la
sonnette couplé à des tambourinements hystériques contre la porte, et le rosbif
s'est aussitôt retranché dans sa chambre. J'ai ouvert la porte et Nathan portait une Svetlana inconsciente, assisté dans sa besogne par Lucasz. Alors
qu’ils étaient tous les deux assis sur le canapé et que Svetlana gisait au
milieu, j'ai découvert à la lumière tamisée du salon des taches de sang et de
vomi sur la fameuse veste de Nathan. Je ne savais pas si Svetlana était plongée
dans un coma éthylique ou si elle dormait très profondément, mais quand Nathan
a légèrement déboutonné le jean de mon amie, je lui ai immédiatement lancé un
regard noir :
« Tu
fais quoi là ?
- C’est pour
qu’elle respire. »
Je n’avais jamais rencontré Nathan avant ce séjour
et me suis excusée quelques semaines plus tard pour cette remarque. Car elle a par la suite constitué pour lui, dans un premier temps, un obstacle au début d’une belle et longue
amitié entre nous.
Rassurée à la vue de la jeune femme plongée dans
un sommeil profond et paisible, je me suis inquiétée du sort du deuxième Français
insipide. Lucasz était aux premières loges :
« Je sais pas. Ils m’ont foutu dehors moi
aussi. Et lui, ils l’ont frappé.
- Mais
qu’est-ce que vous avez fait ?
- Mais
rien !
- On frappe pas
quelqu’un sans raison.
- Mais c’est le
type le plus pacifique que je connais. Il a rien fait ! »
Bon. J'ai compris que je n’en saurai pas plus.
Le lendemain matin, tout était oublié. John a déboulé dans ma chambre, toujours
sans frapper, avec une assiette de bacon à la main, « lady, breakfast’s
ready ». Nathan a soudain éprouvé le besoin de prendre sa douche au mépris de notre retard et du taxi qui attendait en bas de l’immeuble. Dans la
voiture, le Français insipide n'a rien dévoilé des causes de ses coups, mais gardait un bon souvenir de cette soirée malgré un nez sans doute
cassé. Il y a des gens dont je ne comprendrai jamais le flegme – ou l’apathie –
face aux aléas de la vie.
Après un vol marqué par de fortes turbulences dans un ciel suffisamment
dégagé pour nous offrir le spectacle de la magnifique côte italienne, nous
avons atterri à Memmingen, ravie pour ma part de pouvoir enfin dire adieu aux trois
Français insipides ainsi qu'au Polonais hideux et soporifique. Dans la voiture en
direction du centre-ville, John et
Svetlana semblaient réconciliés et apaisés. Décidément, les événements passés me sont progressivement apparus comme un simple cauchemar. Svetlana s'est contentée d’une brève
allusion à cette nuit de folie pour décourager Florian, assis derrière elle, de
lui caresser la tête en signe d’affection : « si j’étais toi, je ne
ferais pas confiance à mes cheveux ».
John nous a déposés devant une station de métro et le trajet avec Florian a été encore plus silencieux. Je devais passer la nuit chez lui avant mon vol du
lendemain pour Brême. Éreintés par le voyage et la nuit
presque blanche, nous avons directement pris possession du canapé en arrivant chez
Florian. C’est alors qu’une fenêtre de chat Facebook s'est ouverte. La gentille
jumelle venait aux nouvelles. Oui nous avions fait bon voyage et espérions que
sa sœur et elle allaient bien. Mais quand même, c’était maintenant ou jamais : « Demande-lui ce qu’il s’est passé hier ». La réponse de
notre correspondante ne s'est pas faite attendre. « I asked my ex who works
there. He told me the French kissed the Polish guy. We
don’t do that here. »