Claire porte vraiment bien son prénom. C’est une fille sans mystère :
elle parle comme un livre, ou plutôt comme un « Marie-Claire » ou un « Elle »
ouvert. Aucune profondeur, aucune zone d’ombre, une première discussion avec
cette quadra mondaine vous suffit pour connaître son cycle menstruel, ses
habitudes alimentaires, sa vie sexuelle, sa journée type, son enfance, ses
problèmes de peau et même ses chanteurs préférés. Mère de deux enfants aussi
parfaits à ses yeux qu’insupportables à ceux du monde, ils sont inéluctablement
son sujet de prédilection. Tous ses interlocuteurs se retrouvent prisonniers du
récit de leurs activités sportives, résultats scolaires, lubies, fréquentations
et exploits purement subjectifs en tout genre. Secrétaire de profession, elle surprend
n’importe quel observateur, même inattentif, par son fourvoiement évident :
au lieu d’un tel poste réclamant un minimum de discrétion, concierge est sa
véritable vocation. Elle l’ignore.
Tout comme elle ignore les nombreuses conquêtes de son mari. Une à la fois
seulement, mais depuis tant d’années. Monsieur a des responsabilités. Directeur
des achats pour une marque de maroquinerie de luxe, il se retrouve souvent aux quatre
coins du monde pour négocier de gros contrats, et tandis que la parole de sa
femme n’a aucune valeur intellectuelle ni marchande, la sienne pèse des
millions de dollars. Pour éclairer les tristes nuits de solitude de José
Schwartz passées à l’hôtel après de longues journées de visites et séminaires,
sa boîte lui propose toujours les services d’une escort. Chose que le séduisant
quadra refuse systématiquement. D’une part, il savoure toute soirée passée loin
du dégueulis oral quotidien de sa chère et tendre. D’autre part, sa maîtresse
Jolène vaut toutes les prostituées du monde car non seulement elle est
gratuite, mais surtout elle se tait.
Au siège de la société, tout le monde sait que Claire est cocue. Tout le
monde l’écoute attentivement raconter sa vie si captivante pour se fournir en
matière à plaisanterie dès que Madame a le dos tourné. N’importe quelle femme
aurait en temps normal pressé le bouton de la solidarité féminine pour lui
révéler les déviances de son mari, mais Claire fait preuve de tellement de nombrilisme
lors de ses interminables monologues qu’elle n’inspire aucune compassion. La
seule pensée que sa situation évoque dans l’esprit de tous, hommes et femmes
confondus, se résume en un sincère « Bien fait pour sa gueule ».
Inutile de dire qu’elle n’a pas toujours été ainsi. Une secrétaire sans
diplôme n’aurait eu aucune chance de rentrer dans un grand groupe, et encore
moins de sortir avec le jeune cadre dynamique qu’était José il y a quinze ans,
si elle n’avait montré aucun autre intérêt pour quoi que ce soit d’autre que sa
personne et passé son temps à cancaner. Non. En plus de son anglais impeccable
qu’elle doit uniquement à son papa originaire du Sussex, elle était à l’époque très
jolie, plutôt silencieuse et à la limite de la nymphomanie.
Malheureusement rien ne dure, et même si sa beauté lui a laissée de beaux
restes, la maternité l’a transformée. Son obsession pour le sexe s’est reportée
sur sa descendance dès le premier enfant. Reine du narcissisme au royaume des
très jolies princesses capricieuses, son intérêt pour les plaisirs de la chair lui
a jadis permis de se faire remarquer par un honnête homme. Mais à la première
progéniture née, le masque est tombé et l’égoïsme absolu s’est matérialisé en
un petit être, prolongation du sien. Le monde extérieur s’efface alors, seuls
les mini-moi comptent aux yeux du moi d’origine. Et vice-versa, car de jeune
secrétaire sexy génératrice de fantasmes, Claire a sauté à pieds joints dans le
piège tendu à toutes les femmes imbues de leur personne qui se mettent à
enfanter.
Elle n’a rien vu venir et ne voit toujours rien. Ses bavardages ont eu
raison d’elle, de son couple et de ses relations sociales. Jeunes narcisses des
temps modernes, prenez-garde à votre langue, tenez-là ; pour les autres,
et surtout pour vous.